Du meurtre de Dieu au meurtre de l'homme. A propos d'un livre d''Eric Voegelin.
Article publié dans Bücher/Livres, le supplément littéraire du Tageblatt, le 16 juillet 2004.
Du meurtre de Dieu au meurtre de l’homme*.
La culture francophone continue de découvrir Eric Voegelin (1901-1985), ce philosophe essentiel occulté de son vivant par la double mode parisienne : Heidegger, flanqué de ses épigones, et Marx, flanqué de sa postérité. On se souvient qu’un semblable sort d’occultation affecta l’œuvre, pourtant supérieure à celle de mille petits maîtres mieux en cour, de Jankélévitch. Les éditions Bayard viennent de mettre en librairie deux textes de ce penseur allemand: Réflexions autobiographiques, une sorte de bilan intellectuel et existentiel traduit pas Sylvie Courtine-Denamy, et surtout Science, politique et gnose, une conférence traduite par Marc de Launay. C’set de ce texte que nous allons parler dans cette chronique.
La situation de la pensée politique contemporaine, dans toutes ses dimensions (du fascisme à l’anarchisme) est d’être un avatar de la gnose, de traduire la révolution gnostique qui s’est mise en branle avec Joachim de Flore au Moyen Age avant de prendre une dimension sociale et politique dans le cours du XVIIIème siècle. La principale caractéristique de la gnose consiste dans l’adoption d’une représentation du monde comme un séjour étranger que l’homme est appelé à quitter afin de retrouver sa vraie patrie. L’essence et le projet de la gnose se ramassent dans cette formule de Clément d’Alexandrie : « la connaissance de ce que nous avons été et de ce que nous serons, délivrés de l’endroit où nous étions, et du lieu où nous avons été précipités, du lieu vers lequel nous nous hâtons… ». Détruire l’ancien et passer au nouveau dessine le programme fondamental de la gnose. Une particularité apparaît : la gnose est à la fois savoir et action, savoir de l’aliénation et action de s’en délivrer – d’une certaine façon, on reconnaît là la conception du savoir qui fut celle de Pierre Bourdieu, dont on peut faire un gnostique sans le savoir, pour qui la science était directement action politique. Par ailleurs, ce thème des premiers siècles de notre ère évoquant le « lieu où nous avons été précipités » permet de mesurer l’influence métaphysique de la gnose à notre époque puisque la pensée heideggérienne de « l’être jeté » et de la « déréliction » lui fait écho .
Fondée par Platon et Aristote, la science politique est science d’un ordre ontologique auquel la connaissance – par l’analyse rigoureuse – peut accéder. La gnose refuse cet ordre, le détruit, l’estimant étranger, estimant qu’il est un ordre d’aliénation. Dans cette coulée, un phénomène nouveau est logiquement apparu à l’époque moderne, avec des esprits comme Marx, Comte et Nietzsche : « l’interdiction de s’interroger ». Interdire certaines questions, concernant les prémisses de leur pensée, fait partie du dogme de ces penseurs. Par exemple, chez Marx, la création de la nature et de l’homme est rejetée comme absurde du fait « des évidences de la vie pratique ». La terrifiante, et fausse, formule de Marx selon laquelle « l’homme ne se pose que des questions auxquelles il peut répondre » est à inscrire dans cette stratégie de l’interdit, que l’on pourrait reconnaître comme un échantillon du dispositif étiqueté par Freud d’ « inhibition de l’intelligence ». Le positivisme d’origine comtienne fourmille de questions interdites. On sait avec quelle violence la question de la finalité est expulsée par la biologie, de Claude Bernard à François Jacob, devenant question interdite, renvoyée hors de la science.
L’affaire de la gnose, depuis toujours, est d’annihiler la réalité pour qu’apparaisse l’autre monde. Les systèmes gnostiques des modernes (Hegel, Marx, Nietszche, Comte) reposent sur un tour de passe-passe intellectuel instaurant une « seconde réalité », qui, dans la pensée, se substitue à la réalité première, interdisant que les questions fondamentales se posent. Quand Eschyle présente la haine des dieux, propre à Prométhée, comme un délire, Marx détourne cette présentation, finissant par suggérer qu’elle possède un sens contraire – c’est là l’œuvre de la gnose, un « renversement révolutionnaire du symbole » qu’est « le détrônement des dieux ». Depuis Hegel – Marx n’est qu’un héritier de cette tendance – la philosophie s’est transformée en interdiction de poser des questions, le contraire de ce qu’elle fut à son origine. Selon Hegel lui-même, la philosophie doit transformer son nom d’ « amour du savoir » en « savoir effectif ». Cette mutation qui mutile la pensée illustre la transformation de la philosophie en un système parallèle à la réalité et se substituant à elle – bref, l’opération gnostique par excellence. Selon Voegelin, le système de Hegel « est une forme de pensée gnostique, non philosophique ». La révolte contre la réalité engendre la création d’une réalité seconde, théorique et systématique tenue pour la vérité. Du coup, Hegel, comme Marx, est un penseur « parousiste ».
Le meurtre de Dieu figure le centre de la gnose moderne, sur le fond de cette haine prométhéenne des dieux exaltée par Marx: dans un premier temps on fait de Dieu une œuvre humaine (Feuerbach) pour ensuite pouvoir changer la nature et l’homme en réalisations humaines (Marx). Le meurtre de Dieu suit nécessairement de cette réinterprétation de l’ordre universel plaçant l’homme à la source de la création. Mais l’homme socialiste (Marx), l’homme positiviste (Comte), et le surhomme (Nietzsche) doivent, à leur tour, au nom du système philosophique, remplacer l’homme. Dieu doit disparaître, et un nouvel homme le remplacer. Voegelin pointe la conséquence de cette disposition théorique traversant la plupart des philosophies modernes: « Au meurtre de Dieu succède dans le processus historique, non pas le surhomme mais le meurtre de l’homme – au déicide du théoricien gnostique succède l’homicide du praticien révolutionnaire ».
Où chercher la source des malheurs dont le monde moderne se révéla si fécond ? Telle est la question, au fond, à laquelle répond ce bref livre d’Eric Voegelin. Le grain des horreurs du monde contemporain (les guerres mondiales, les génocides, la Shoah, les totalitarismes, le Goulag) a été semé voici bien longtemps, à la fin de l’Antiquité, sous le nom de gnose, ou de gnosticisme. Depuis le Moyen Age une révolution gnostique est en marche décidée à substituer au monde tel qu’il est le monde tel qu’il devrait être. Les phénomènes modernes de la mort de Dieu (Nietzsche) et de la mort de l’homme (Foucault) prennent à la lumière de la pensée de Voegelin la forme inattendue d’un double meurtre : le meurtre de Dieu suivi du meurtre de l’homme par la mentalité gnostique. Cet éclairage là justifie à lui seul qu’on se plonge dans ce livre.
* Eric Voegelin, Science, politique et gnose, Paris, Bayard, 2004