Sartre 1964: Les Mots. Par Robert Redeker. Publié dans Marianne le 25 juin 2005.
Avec Les Mots Sartre plonge dans son enfance, à la recherche des origines de sa passion pour la littérature. Une enfance d’avant la guerre de 14-18. Mais attention, ce n’est pas un livre consensuel, ni avec ses lecteurs et leur univers (comme le sont ces livres écrits dans le but d’obtenir un prix littéraire, ou du succès), ni avec l’image de Sartre (qu’il s’applique page après page à détruire), ni avec lui-même. Ce n’est pas un livre de nostalgie de l’enfance, du paradis perdu, comme il en existe dans les librairies, généralement accablants de mièvrerie. Le livre d’enfance de Sartre n’est pas un de ces livres où l’auteur chercherait une sorte de réconciliation. Il cherche au contraire à sortir d’une figure qui s’est imposée à lui dès cette enfance: l’écrivain, la littérature. C’est d’abord – l’extraordinaire violence de l’écriture, ravageuse et créatrice, qui parcourt tout l’ouvrage en rend témoignage – un livre de combat.
Gai autant que sombre, ce livre est un torrent en crue dont rien ne réchappe : ni Sartre lui-même, bien sûr, ni la bourgeoisie, qu’elle soit citadine ou rurale, ni son grand-père Schweitzer. Les Mots sont d’abord le combat de Sartre contre son image – plus précisément contre sa double image : intérieure et publique, l’image de soi devant soi, et l’image de soi dans le monde. Ce travail de destruction de sa propre image témoigne d’un paradoxe qui concourt à la force des Mots : si le livre multiplie les fausses pistes, il est pourtant d’une absolue sincérité. Voyons dans le contraste entre cet art de la fausse piste et cette transparence, dans laquelle Sartre se montre à visage découvert, la source de la beauté de ce livre. C’est aussi le combat de Sartre contre l’illusion du salut par la littérature, contractée durant ces années d’enfance, enracinée dans ce bas-âge qui fournit la trame de l’ouvrage. La somme de ces combats font des Mots un livre-dynamite et, comme l’a écrit Claude Lanzmann, “ un livre-piège ” autant qu’une “ machine infernale ”. Les dernières lignes du livre en livrent l’épilogue : “ Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n’importe qui.”. Même cette conclusion cependant doit échapper à une lecture naïve : cet Adieu à l’illusion littéraire, à la figure du grand écrivain, au bout duquel il ne reste que l’homme “ fait de tous les hommes ” est aussi une continuation. Ainsi, dans le volume collectif Témoins de Sartre, Claude Lanzmann décrit l’entreprise des Mots par cette formule : “ Engagez-vous, rengagez-vous ! ”.
Les Mots sont très différents des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Le souvenir de Rousseau viendra probablement hanter les lecteurs des Mots. Pourtant, chez ces deux écrivains, le passage par l’enfance produit deux résultats inverses : dans ses Confessions, Jacques Rousseau décrit ses turpitudes, sa noirceur, afin de pouvoir par ces aveux se déculpabiliser, se magnifier et se justifier, bref se sauver. Au contraire, Sartre ne se justifie pas à travers le portrait sans concessions qu’il tire de lui-même ; s’il se sauve de quelque chose, c’est du Salut, du mirage du salut par l’écriture.