Santa Madonna, Santo Maradona !
Par Robert Redeker
Séminariste à Toulouse, Werner restait tiraillé entre deux vocations d’attraction égale. Atroce torture : dès que Dieu l’appelait, le tirant dans un sens, le football le rappelait aussitôt, le tirant par la manche dans le sens opposé. Son désir bégayait entre deux absolus : devenir prêtre, ou joueur dans un grand club ! S’il vénérait la Madone, il se voyait bien en Maradona ! Tel l’âne du moine Buridan, son cœur stationnait en équilibre parfait entre ces deux destins, tétanisé à la seule perspective d’avoir à choisir. Werner brûlait du dedans pour Dieu, Werner se consumait du dedans pour le football. Ce samedi matin, la lumière foudroya son hésitation : aucun autre moyen de trancher n’existait que de contraindre le Seigneur à opter à sa place. Toute la cruauté du sacrifice d’une vocation serait téléportée vers le Très-Haut ! Et lui, Werner, en sortirait aussi innocent qu’après la confession ! N’était-ce pas ainsi qu’au Moyen Age l’on dénouait l’indécidable, en organisant le jugement de Dieu ? Werner s’en était persuadé : l’ordalie, dans la netteté de son verdict, dans sa théâtralité, déciderait de sa vie ! Elle détruirait une moitié de lui-même, dévorant l’un de ses deux incendies intimes par l’autre. Le feu cramerait le feu. Ainsi, c’est le cœur soulagé, l’âme allégée, le pas assuré, sifflotant « La sagesse a dressé une table », son préféré parmi les cantiques, qu’il rejoignit, comme à l’accoutumée chaque dernier matin de la semaine, le stade de la cité universitaire Daniel Faucher. Il y retrouvait des étudiants de toutes les facultés, dont une paire de philosophes en herbe, et un quarteron de joueurs semi-professionnels encartés au Nîmes Olympique. Mais aujourd’hui ne sera pas un samedi comme les autres. Oh non ! De tous les samedis de sa vie, celui-ci sera le plus dramatique : le match de ce jour remplira l’office de jugement de Dieu.
Toute cette troupe se partage en deux équipes, aléatoirement.
C’est parti pour un match d’irréguliers, sans arbitre, en dehors des circuits officiels ! C’est parti pour l’ordalie ! Pale, le brouillard épais retient prisonnière la pollution jaunâtre de l’usine AZF toute voisine. L’haleine blanche des joueurs dans la fraîcheur de novembre l’épouse et la recrache. Werner n’enfile pas la tenue du parfait footballeur. Ni maillot, ni short, ni crampons. Rien de bariolé. Rien de chiqué ! Il joue en soutane, Werner ! Il se démène en soutane, Werner ! Il voltige à l’aile, Werner. Il est ailier, Werner. « Un ailier est un enfant perdu », - haletant et à foulées intrépides, il songe à cette phrase des Olympiques de Montherlant. Tout ailier est un ange – tout ailier est « l’ange vert », Dominique Rocheteau. Il court, il court, …il dribble, il va s’envoler, il se déhanche, il se renverse d’un côté de l’autre, plus rapide que le vent, auquel il abandonne l’adversaire, il centre, il va s’envoler derechef, il tire les corners, le tout en soutane, Werner ! Sans s’emmêler les pieds dans le bas de son habit d’ecclésiastique. A la brésilienne, - mais en soutane ! Vif argent, aussi insaisissable qu’une truite sauvage au pêcheur malhabile, les rares spectateurs ne voient plus que lui. Sa course le change en une flamme noire, dont le drapé mouvant de sa robe sacerdotale attise l’incandescence. Flamme noire se déplaçant comme un feu follet imprévisible, affolant ses vis-à-vis, les feintant diaboliquement, les poursuivant dans leur fuite !
Zéro à zéro ; il reste trois minutes à jouer. Gringalet, roquet aboyant des blasphèmes – « sans doute un franc-maçon », rumine notre séminariste ! – un défenseur fauche Werner dans les dix-huit mètres. « Pénalty » hurlent les spectateurs ! Werner l’a compris : voici l’heure du jugement. Son cœur tremble d’arythmie, son ventre se contracte en une boule douloureuse, la sueur d’angoisse baigne ses tempes. Il tire. Les doigts du portier effleurent le ballon sans le dévier. But ! Santa Madonna, Santo Maradona : la main désespérée de ce gardien était la Main de Dieu.
Mercredi, le courrier apporta à Werner une offre pour intégrer la réserve du téfécé. Le club toulousain, au maillot coloré du violet des évêques ! L’Eternel l’avait arrêté : Werner ne servirait jamais la messe.