L'Epitaphe d'Homo Festivus. Par Robert Redeker. Marianne, 23 octobre 2020.
L’épitaphe d’homo festivus.
Par Robert Redeker
Personne n’y a prêté l’oreille. Chacun n’a entendu dans le dernier discours d’Emmanuel Macron que la parodie du langage martial : état d’urgence et couvre-feu, comme si tous les Français exerçant leurs droits les plus élémentaires étaient des dangers pour l’ordre social. Pourtant, en sous-texte, notre chef de l’Etat prononçait une annonce de décès : celle d’homo festivus. Exorciste post-moderne, les mots et les gestes de notre président semblaient hurler subliminalement : Vade retro homo festivus, sors de ce corps social !
Homo festivus ! Que n’a-t-on entendu sur le compte de cette figure anthropologique, identifiée par Philippe Muray à la fin du siècle passé ? Que ne l’a-t-on raillée, tournée en ridicule ? On se plaisait à moquer son éloignement du sérieux de l’existence. La critique de son ignorance du tragique de la condition humaine devint un cliché des gazettes. L’on voyait en lui l’humain qui, nouvelle autruche, fermait les yeux devant la destinée de son espèce. Eponge aussi chatoyante qu’une scène de music-hall, la fête absorba la vie. Elle absorba la politique. Tout n’était plus qu’étourdissement !
Homo festivus s’imaginait éternel. Il prenait son étourderie pour son éternité. Elle était, cette étourderie écervelée, son semblant de vie en paradis. Homo festivus en oublia même la mort, qu’il expulsa de la vie quotidienne, qu’il rendit invisible, qu’il écarta de la cité, qu’il évacua de la langue ordinaire en substituant « partir » à « mourir », la reléguant loin des regards. Eternel adolescent, il ne vivait pas seulement après l’histoire ; il vivait aussi après la biologie. Il se rêvait en humain post-historique autant que post-biologique.
Et, tel un surveillant général psychorigide sifflant la fin de la récréation, Macron ordonne : retour au réel. Vous êtes mortels : vous l’aviez oublié ! Plus de fêtes, pas même des mariages ! Plus de tablées de dix ou vingt personnes, pas même dans votre appartement. Plus de « cafés tapageurs aux lustres éclatants », aussi chers à Rimbaud qu’à la foule de ceux qui prolongent jusqu’à leur vieillesse leurs 17 ans ! Français, vous n’aurez plus la permission de 21 heures ! Métro-boulot—dodo. Restez seuls avec votre poste de télévision, car c’est elle, la télévision, qui vous garde à vue à domicile, qui vous dicte ce qu’il faut penser, comment vous devez vous comporter.
Drôle de réel pourtant ! Il ne ressemble en rien au réel d’une nation de citoyens majeurs, émancipés, mais à celui d’une maison de retraite ou d’une salle d’attente de médecin. Un réel vidé de la politique : plus de manifestations dans la rue, plus de revendications, plus de syndicats actifs, plus de meetings d’opposition. Macron l’exige : la politique doit céder la place à son spectacle à la télévision, son simulacre sur écran plat. D’une décision, deux effets : le décès tonitruant d’homo festivus rend possible le placement discret en coma artificiel prolongé d’homo politicus. Le malade potentiel que nous sommes tue le citoyen que nous sommes aussi.
« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle », écrivit Kant. Tombant sur homo festivus, tombant par conséquent sur homo politicus, car la fête et la politique ont depuis toujours parties liées, le retour au réel exigé par le Président de la république, en étant la mise sous tutelle, la dépolitisation, de nos concitoyens, met fin à l’esprit, que l’on pensait fondateur de notre république, des Lumières.
Dans un futur lointain, des historiens pourront lire sur la tombe d’homo festivus son épitaphe : « Macron m’a tuer ». Et cette mort, entrée dans la tristesse collective, fut un tournant dans la civilisation.