Appel à l'homme politique absent du débat présidentiel. Par Robert Redeker. Libération 7 février 1995.
Appel à l'homme politique absent du débat présidentiel
PAR ROBERT REDEKER, agrégé de philosophie. Membre du comité de rédaction de la revue les Temps modernes.
Libération, 7 février 1995.
On sait depuis les imprécations antipopulaires de Platon que la démocratie porte avec elle la tentation de la démagogie. Peut-être même sont-elles toutes les deux associées, liées dès l'oeuf, jumelles utérines, soeurs siamoises? La réponse de Platon face à cette bâtardise de la démocratie fut terrifiante: le gouvernement de la compétence absolue du philosophe. Par ailleurs, avec l'effondrement des transcendances, platoniciennes et chrétiennes, il ressort qu'il ne peut pas y avoir d'autre source de légitimité du pouvoir que le suffrage universel. Ces derniers temps, une maladie plus récente que la démagogie est apparue sur le corps de la démocratie, une pathologie aux apparences plus clean, une maladie qui n'est pas purulente comme les discours de Le Pen, de De Villiers ou de Jirinowski, une maladie présentable, quasi invisible, une maladie qui a quelque chose des virus informatiques: l'expertise, l'hyperlogie. «Quelle barbarie experte voudra bien de nous demain?», demandait René Char. La comédie qui s'est jouée devant les électeurs en juin 1994 était la suivante: démagogie des partisans du «non» (excepté Séguin et Chevènement, rares politiques) et morgue d'expert des partisans du «oui». La politique, dont les Français ont faim et soif, s'est trouvée réduite à néant, écrasée en sandwich entre les deux, le démagogue et l'hyperlogue. Tout laisse prévoir que l'élection présidentielle qui s'annonce recommencera ce même jeu, conduisant à la victoire de l'impolitique qu'est Balladur.
Deux puissances trompeuses menacent le suffrage universel, et non pas une seule comme les experts, les hyperlogues, veulent à tout prix nous le faire accroire. Selon eux, le démagogue empestant l'haleine des faubourgs serait le seul trompeur. Le suffrage universel est en outre grugé par ceux qui affirment savoir; ainsi se souvient-on de tous les experts qui nous assuraient, alors que nous étions hésitants, que la guerre du Golfe était indispensable pour faire repartir l'économie mondiale, qu'après cette guerre le monde entrerait dans une période de prospérité égale à ces fameuses «Trente Glorieuses» contre lesquelles se dressèrent tous les mouvements des années 60. Leurs arguments manipulaient une vague et largement inconsciente nostalgie édénique en faveur de ce que nous détestions naguère et tenions en ce temps-là pour une cage dorée. L'appareillage autant pseudo-scientifique qu'intimidant de l'économie et des sciences politiques nous était présenté avec force tableaux et discours bien faits, afin de nous convaincre d'acquiescer à une guerre dont le butin devait être le beurre après les canons. Chacun sait ce qu'il en advint. L'hyperlogie experte place le suffrage universel devant la déesse compétence: on a le souvenir des arguments des promaastrichtiens qui claironnaient que le suffrage universel devait leur donner raison puisque, eux, ils étaient détenteurs du savoir. Nul n'a oublié ni leur arrogance ni leur morgue. Le suffrage universel devait être l'adhésion des ignorants au logos technocratique! Il y a eu là, au nom de la compétence, un chantage au suffrage universel par certaines élites, qui s'apparentait à une tyrannie du Logos (1). La technocratie est un déni du politique, une dé-politique. Le suffrage universel n'avait d'autre raison d'être que d'avaliser le savoir. Mais en face des hyperlogues, on ne trouvait pour les contrer que des démagogues. Entre les hyperlogues à l'âme polie et les démagogues à la conscience crasseuse, le lieu de la politique s'était effondré, il n'y avait plus rien ni personne. C'est la politique qui avait disparu, aussi vite que l'Atlantide s'était engloutie, et comme pour l'Atlantide, en dépit des fantômes que son mythe peut encore nourrir, nul ne sait ce qu'elle est devenue.
L'expert veut faire croire qu'il n'y a de problème que technique; par suite, qu'il n'y a d'idée qu'instrumentale. Il se comporte un peu, mutatis mutandis, à l'image du prêtre de jadis avec son latin: je suis seul à comprendre le discours que je tiens, mais dans la mesure où c'est celui de la vérité, croyez-y et abandonnez-vous à moi. Ainsi font les technocrates. Pour régner, l'expert doit dépolitiser. L'expert technocratique est un scientiste achevé: de même que pour le scientiste il n'y a pas de problème métaphysique, pour l'expert il n'y a pas de problème politique. La politique est discours sur les fins, et l'expert ne veut surtout pas que que les fins soient discutées. A la philosophie se substitue l'efficacité. A la politique se substituent les techniques de la gestion. A la philosophie politique se substituent les sciences politiques et économiques. La technocratie se fonde sur la mise à l'écart de la politique; néanmoins cette mise à l'écart exige qu'elle s'habille du vêtement politique afin de pouvoir en occuper la place. Plus: la technocratie investit la place du politique pour empêcher un retour du politique ¬c'est ce que nous pouvons appeler l'impolitique. La politique est en effet un obstacle au pouvoir de la compétence.
Ce qu'on appelle dégoût de la politique chez les Français est à la vérité du meilleur goût théâtral, c'est la farce dans laquelle les impolitiques se griment en politiques sur la scène publique. Il serait infiniment plus exact de dire que les Français sont lassés par l'absence de politique et dépités par le désert que laissent derrière eux les non-politiques qui se font passer pour des politiques. Personne n'ose voir l'évidence: qu'il y a un grand besoin de politique dans le pays, une attente de politique à tel point qu'il est assuré que le premier qui saura être un politique réussira à balayer les obstacles devant lui (Balladur s'effondrera alors sur lui-même, implosé) (2). Delors aurait pu être celui-là, mais dénué de ce sens du kairos, de ce don de l'occasion dont Machiavel fait une composante essentielle du talent politique, il ne l'a pas osé. Cet épisode de la vraie-fausse candidature de Delors a cependant mis en évidence que la voie était ouverte pour le retour du vrai politique. S'il existe, même encore inconnu, il en tirera la leçon.
La prévisible déchéance du Parti Socialiste est emblématique de cet évanouissement de la politique. Les socialistes gouvernèrent à une époque où tout a été fait pour que l'on comprenne que la politique était devenue impossible, jusqu'à Rocard qui voulut se rapprocher du centre et épousa la démarche des experts sur l'impossibilité d'une autre politique que la rigueur. Les socialistes en rajoutaient dans le libéralisme, qui figure pourtant le déni du politique: mettant tout dans le même sac, les socialistes renièrent ensemble le social et le politique. Les socialistes ne paient pas des erreurs de gestion. Ils ne paient pas d'avoir été de mauvais libéraux, ils en furent d'excellents. Ils ne paient surtout pas d'avoir été trop à gauche, ils ne l'ont que rarement été. Les socialistes paient d'avoir laissé tomber la politique, d'en avoir eu honte. Les Français sont beaucoup moins antipolitiques qu'on ne le clame ordinairement: il faut croire qu'ils aiment tellement la politique qu'ils punissent politiquement ceux qui la renient.
Quelle est l'opération «logique» qui a lieu le jour des élections, et qui est en «république de démocratie» (3) l'opération politique par excellence? Comment le peuple reconnaît-il à qui doit aller le pouvoir? Osons une réponse: l'intuition. Le suffrage universel repose sur l'intuition qu'un peuple a de son destin ¬cette intuition est la volonté générale, qui n'est pas la somme des volontés particulières¬ et qu'il exprime dans les urnes. Le démagogue fera tout pour le détourner de cette intuition. Le démagogue est celui qui obscurcit cette intuition, cette éclatante vision, qui la change en une identification pathologique. La démocratie et la démagogie font toutes les deux appel au peuple. On feint de croire que ce qui les distingue, c'est la compétence et le sérieux: le démagogue ne serait pas sérieux, tandis que le démocrate, lui, le serait. Pourtant, ce qui les distingue vraiment est autre chose: le démagogue cherche à empêcher l'intuition de son avenir par un peuple en lui proposant des processus maladifs d'identification, tandis que le démocrate fonde sa légitimité sur cette intuition populaire même. Un peuple d'experts ne serait pas un peuple politique, autrement dit, il n'aurait plus d'avenir devant soi.
Le suffrage universel est une errance entre des intuitions jusqu'au moment où l'on s'est fixé sur la bonne . Comment la reconnaît-on? Exactement comme un artiste, par exemple un musicien, sait, après avoir longuement erré, sans pouvoir l'expliquer, que c'est de cette manière-là, et pas d'une autre, que l'oeuvre doit être interprétée: on parle d'une interprétation juste, ou du trait juste en dessin, ou du mot juste dans un roman. C'est à la manière des artistes (l'intuition politique étant analogue à l'intuition artistique) qu'un peuple parvient à la conscience de sa volonté générale et au savoir de celui à qui doit aller le pouvoir. Tout autant qu'il dit que chacun est un être raisonnable, le suffrage universel dit que chacun est capable d'intuition.
On n'a pas retrouvé la politique! On est toujours à la recherche de l'homme politique! Du coup, la même comédie que celle qui précéda les élections européennes va reprendre. L'intuition demandée au peuple par le suffrage universel les deux dimanches d'élections présidentielles sera dans les faits tournée en dérision: aucun des candidats en lice ne pouvant se parer sans usurpation du beau nom d'homme politique, les uns dérivant vers la démagogie, les autres représentant l'hyperlogie, ce qui suffira pour assurer la victoire au candidat impolitique Balladur. Toutefois, on aurait tort de conclure au désamour entre le peuple français et la politique; simplement, pour l'heure, cet amour demeure sans objet. Au XIIIe siècle, un troubadour nommé Jaufre Rudel s'éprit d'une comtesse ultramarine qui résidait en Palestine et qu'il n'avait jamais vue, absente, jusqu'à l'appeler l'amour de loin, l'amour lointain, de même l'amour du peuple français pour la vie politique est semblable à cet amour pour une figure lointaine et indécise, perdue dans l'absence, qui, désir transi quoi que réel, attend que l'objet d'amour s'incarne, pour se manifester. Si l'homme politique apparaît, la vie politique réapparaîtra. - (1) Il s'agit du titre d'un livre de Jean-Marie Benoist.
(2) Je ne connais que Séguin et Chevènement capables d'être des politiques.
(3) La formule est de Jaurès.