On n’emprisonne pas Voltaire, on n’emprisonne pas Sartre, on n’emprisonne pas Sansal !
Ce texte est aussi paru dans Le Figaro Vox, sous un autre titre:
On n’emprisonne pas Voltaire, on n’emprisonne pas Sartre, on n’emprisonne pas Sansal !
Boualem Sansal est au monde musulman ce que Voltaire fut au monde chrétien. Heureusement, il n'a pas le cynisme de Voltaire, il est beaucoup plus pur d'âme que le philosophe français. Il a l'âme beaucoup plus noble que Voltaire. Lorsqu’un de ses ministres voulut faire arrêter Sartre, pour avoir poussé à l’insoumission, en 1960, le général De Gaulle a répliqué : "on n'emprisonne pas Voltaire". Sartre était pourtant un opposant radical à De Gaulle. Il a pris le parti, lors de cette guerre d’Algérie, des ennemis officiels de la France, les a aidés matériellement, a favorisé leurs desseins, était en intelligence avec le FLN. Quoiqu’innocent des forfaits dont l’Algérie, son pays, l’accuse, Sansal se trouve la situation que De Gaulle a évitée à Sartre, celle de l’intellectuel embastillé. Le président Macron devrait rappeler au gouvernement algérien ce mot de De Gaulle, et lui dire : Comme on n'emprisonne pas Voltaire, comme on n'emprisonne pas Sartre, on n'emprisonne pas Sansal! ".
Souvenons-nous : la gauche a eu beaucoup de mal, dans les années 1970, à soutenir Soljénitsyne. L'URSS figurait pour elle le camp du bien, comme l'islam le figure souvent aujourd'hui. Sartre renonça à dire la vérité sur l’URSS pour « ne pas désespérer Billancourt ». La gauche n'aime la liberté d'expression que pour les gens qui sont d'accord avec elle. Or, comme le fit Soljénitsyne il y a quelques décennies, Sansal ébranle le socle idéologico-émotionnel de cette gauche. Cet ébranlement est redoublé par la persécution qu'il subit. Il y avait chez Soljénitsyne deux étages : la critique radicale du socialisme, et la description des persécutions qu’il subissait. Soljénitsyne montra que ces persécutions sont inséparables du socialisme ; il n'y a pas de socialisme possible sans rééducation forcée, sans camps pour y punir les réfractaires. Il parvint à cette conclusion : l’horreur du stalinisme n’était pas une anomalie du socialisme, mais sa nature profonde. Sansal ne sépare pas islam et islamisme, marchant dans les pas de Soljénitsyne ne séparant pas socialisme et totalitarisme. A ses yeux, l’islamisme est logé dans l’ADN de l’islam comme le totalitarisme l’était dans celui du socialisme pour Soljénitsyne.
A-t-il tort, a-t-il raison ? Il n’est pas question ici de disserter à l’infini sur la pertinence de son point de vue, de peser sa plausibilité herméneutique, théologique et politique ; il s’agit de sauver un homme, de sauver un écrivain, de sauver les droits de l’esprit, qu’il conviendrait d’inscrire dans le patrimoine immatériel inaliénable de l’humanité. Le malaise de la gauche, sa réticence à soutenir l’écrivain, vient de ce que dans les deux cas l'œuvre littéraire exhibe ce qu’elle se refuse à examiner, craignant que l’exercice de l’esprit critique éloigne une partie de ses électeurs, sans manquer de faire le jeu de ses adversaires. Ainsi est-elle prête à sacrifier Sansal, comme elle le faillit le faire pour Soljénitsyne, sur l’autel de sa bonne conscience.
N’en déplaise à la gauche lâche, Sartre pourtant aurait soutenu Sansal : d’abord parce que le régime issu du FLN aurait fini, à la longue, par lui paraître détestable, ensuite parce qu’il aurait découvert dans l’intellectuel persécuté qu’est Sansal quelqu’un à qui il aurait tant aimé ressembler, quelqu’un qu’il aurait aimé être, sans y parvenir jamais, un alter ego. Sartre l’aurait reconnu : le courage de Sansal est sans pareil.
L'enjeu de l'affaire Sansal est un enjeu de civilisation. La liberté de penser et d'écrire, qui n'existe pas en dehors de la civilisation libérale occidentale issue du christianisme, et malgré les obstacles qui ont été posés au cours de l’histoire à cette liberté par les autorités chrétiennes elles-mêmes, est la plus précieuse de nos conquêtes. Elle est menacée aujourd'hui par tout ce qui sur la planète se proclame anti-occidental. Plongeant ses racines dans le passé, cette liberté est le plus bel enfant du "souci de l'âme", qui a été découvert par Platon et le judaïsme, que le christianisme a développé à son tour. C'est le philosophe tchèque Jan Patocka qui a écrit après la tragédie suicidaire de la guerre 1914-1918, que l'essence de l'Europe tient dans le "le souci de l'âme", dont la liberté de penser et décrire dérive évidemment. Abandonner Sansal à ses persécuteurs, c'est, que l’on soit de gauche, de droite, ou du centre, trahir l’essence spirituelle de l'Europe, c'est trahir notre triple origine, - Athènes, Jérusalem, et Rome-, c'est nous trahir nous-mêmes.