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Claude Lanzmann

 

 

 

 

SHOAH ENTRE L’ECOLE ET LA TELEVISION.

Eloge de Claude Lanzmann. 

 

 

La récente diffusion -début février 1998- sur la chaîne Arte du chef d’œuvre de Claude Lanzmann Shoah répond, dans notre actualité, à une nécessité. Les procès Papon et Garaudy, la remise en cause par Emma Schnur (principalement dans Le Débat ) de la légitimité d’un usage pédagogique de ce film, un air du temps comparatiste poussant à réviser la thèse de la singularité de la Shoah (air du temps qui s’exprime à plein dans les derniers ouvrages d’Alain Brossat  et de Jean-Michel Chaumont ), à désingulariser l’extermination des juifs d’Europe, un « maillage intellectuel » (comme l’a si bien dit Henri Raczymow, récemment dans Le Monde ) appliqué à dissoudre le concept de l’unicité d’Auschwitz dans les catégories plus vastes et plus confortables du Désastre, de la Catastrophe, du Totalitarisme, créent un climat trouble qui rendait indispensable le passage de ce film. Sale époque! Tourneboulée en cette fin de siècle où tous les repères sont brouillés, la mémoire ressent le besoin de s’orienter. 

 

 

 

Souvenons-nous du chant XI de l’Odyssée d’Homère. Nous y voyons Ulysse parvenir aux limites du monde et, exploit unique chez les mortels, nous le voyons franchir les portes de l’Hadès; ainsi s’insinue-t-il, s’infiltre-t-il, dans le Royaume des Morts. La contrée qu’il découvre n’est pas habitée par des âmes, elle est au contraire peuplée par des ombres déchirées, par des guenilles plaintives; le paysage qui se dévoile au regard du légendaire voyageur est sinistre, c’est la lugubre pénéplaine de la mort. Ulysse réussit à rencontrer l’ombre d’Achille, et par un stratagème que « l’homme aux mille tours et aux mille ruses » invente ad hoc il parvient à prêter vie un instant à la mémoire du « meilleur des Achéens », à converser avec les mânes du héros glorieux. Mieux vaudrait, confesse Achille, se contenter d’être un obscur valet de charrue chez un laboureur que de régner héroïquement sur le Royaume des Morts. Puis Ulysse, troublé aussi bien qu’un peu tremblant, changé, franchit les portes de l’Hadès dans l’autre sens, revient de chez les morts, se glisse à nouveau parmi les vivants. Il est pertinent de penser qu’avec Shoah, c’est un peu ce que Lanzmann a accompli. Lui aussi a franchi dans les deux sens, l’aller et le retour, les portes de la mort.

Lugubre pénéplaine de la mort derrière les portes de l’Hadès, voilà des mots qui collent bien à ce que Lanzmann découvrit derrière les portes d’Auschwitz. Il n’y a rien de consolant pour Ulysse lorsqu’il rencontre Achille car il se rend compte que celui-ci n’a plus d’oreilles pour entendre les louanges que les vivants tressent à sa mémoire. Le nom seul d’Achille survit. La renommée - son nom d’Achille indéfiniment réitéré, inlassablement  psalmodié - est sa seule immortalité. Les autres morts, ceux qui n’ont pas été des héros, n’ont d’après Homère même plus de nom: l’Hadès est peuplé d’anonymes, habité par des sans-nom, des noms perdus ou oubliés, comme si de toutes ces vies il ne restait plus rien. Lanzmann, par un stratagème philosophique qui s’appelle la maïeutique, qu’il pousse à sa perfection, fait revivre un instant, avant qu’ils ne retombent dans la poussière, ceux qui sont morts à Auschwitz. Shoah n’est pas un film sur les rescapés, c’est un film sur les morts. De même aussi il n’y a rien de consolant, absolument rien, dans Shoah. On quitte le film dans le même désert de la consolation qu’Ulysse quitte l’Hadès. Il vaut mieux parler d’ Hadés que d’Enfer parce que cette dernière dénomination est théologique, supposant une faute dont on est puni; or, les victimes d’Auschwitz y ont été expédiées non pour ce qu’elles ont fait (dans ce cas, la comparaison avec l’Enfer serait recevable) mais pour ce qu’elles étaient (l’Hadès est un lieu de néantisation ontologique, il n’est pas peuplé d’âmes, il est habité d’innombrables et anonymes ombres loqueteuses). Lanzmann ainsi qu’Ulysse donc, est passé par ces portes, a vécu de l’autre côté, a enquêté, a erré et cherché, souvent à cheval entre l’au-delà et cette vie-ci (car, en même temps, la traque des bourreaux, des témoins et des victimes survivantes fut très matérielle, appartenant aussi à cette vie-ci). De ce voyage il a ramené une œuvre aussi importante pour l’humanité que celle d’Homère, un chant désespéré et universel. Il est cet Ulysse du monde moderne qui a fait le voyage du Royaume des Morts pour en ramener un poème cinématographique, un « noir miracle », comme l’a écrit Rachel Ertel . Shoah est bien ce « noir miracle » réalisé par le vivant qui est allé (selon ses propres mots) à la rencontre du « soleil noir » d’Auschwitz. 

 

 

L’enjeu de l’éducation apparaît primordial : Emma Schnur dans son article « Pédagogiser la Shoah », et ce à l’encontre des  réflexions de Jean-François Forges rassemblées dans Eduquer contre Auschwitz , s’est opposée à une utilisation scolaire de ce film. Emma Schnur exprime, en une phrase bien étrange, sa pensée : « Je ne crois pas qu’une transmission de masse du génocide accompli dans les camps nazis soit possible ou souhaitable; moins encore, qu’elle doive faire l’accord d’un enseignement obligatoire pour la jeunesse ». A notre tour, opposons-nous, par deux arguments, aux propos d’Emma Schnur après avoir reconnu que la Shoah (« le génocide accompli dans les camps nazis », pour reprendre son vocabulaire) est désormais indissociable du film Shoah. D’une part, lorsqu’elle parle, en pensant à l’école (mais elle pourrait aussi bien penser à la télévision) de « transmission de masse », il saute aux yeux qu’elle manque de pertinence dans l’approche du problème. Ni à l’école ni à la télévision la projection de ce film ne s’adresse à des masses. C’est la propagande qui s’adresse à des masses, la personne étant effacée. Shoah à l’inverse parle à des individus, à des personnes (dont rien n’empêche qu’elles soient très nombreuses sans être pour autant massifiées). Ce film exige une telle qualité d’attention -à condition de substituer au sens banal d’attention celui que lui confère Cristina Campo « l’attention est le seul chemin vers l’inexprimable...en face de la réalité, l’imagination recule. L’attention au contraire la pénètre directement...  »- qu’il ne peut engendrer aucun effet de masse. D’autre part, l’idée d’universalité d’une œuvre d’art  articule un devoir pour l’école et un droit pour les élèves. Si Shoah est une œuvre universelle, au même titre que l’Antigone de Sophocle, c’est alors un devoir pour l’école d’en assurer la transmission. Les arguments d’Emma Schnur manquent de sérieux : comment justifier que l’on refuse aux élèves le droit d’accéder à cet universel-là? On sait bien que la démarche de l’historien échoue à dire Auschwitz, se pétrifiant sur le seuil de l’indicible, l’œuvre d’art prenant le relais là où l’histoire éprouve sa limite. De quel droit priver des élèves de terminale, quasi jeunes adultes, quasi citoyens, quasi électeurs, de la connaissance le plus authentique possible du réel et de son contenu quant à l’humain transmis par les  œuvres d’art qui s’y rapportent? De même qu’ils ont le droit de découvrir par l’école Shakespeare et Rimbaud, que c’est un devoir pour l’école d’organiser la rencontre entre les jeunes générations et ces grandes œuvres, de même ces jeunes ont le droit d’approcher l’humain, dans ce qu’il a de plus terrible, à travers le film de Lanzmann. 

Plus que tout autre, ce film a eu une influence déterminante sur la culture, qui s’est propagée dans le monde entier : après Shoah la culture ne peut plus être la même qu’auparavant. La culture mondiale a été bouleversée par ce film. Il existe une influence que l’on pourrait appeler cosmologique de cette œuvre: le monde ne peut plus être après Shoah comme il était avant, et sans doute ce film affecte-t-il jusqu’aux actions politiques des hommes. Cosmologique et politique, la portée de Shoah est donc aussi cosmo-politique. Faudra-t-il laisser les élèves de nos lycées au seuil de cette culture ? A l’écart du cosmo-politique? N’est-ce pas priver la jeunesse d’un droit -privation d’autant plus cruelle que cette jeunesse ignore qu’elle le détient- que de laisser, comme Emma Schnur le propose, la connaissance de cette œuvre à l’arbitraire aléatoire des décisions familiales? 

 

Certes, Shoah n’est pas un film facile. Toute grande œuvre est difficile-  « le difficile est le seul chemin » a pu dire Kierkegaard. Le difficile : ce qui exige un effort, ce qui cause douleur d’aller chercher, ce qu’il faut aller chercher en dépit du dol. Il faut aller chercher La Divine Comédie de Dante, L’Ethique de Spinoza, ainsi aussi faut-il aller chercher Shoah de Lanzmann. Shoah ne vient pas illustrer une idée, ne vient pas accompagner une idéologie, ne vient pas servir d’annexe à un moralisme, ne vient pas préparer une quelconque politique. Shoah ne vient pas en complément de quelque autre chose que lui: il est une œuvre, se suffisant à elle-même, simplement difficile. Shoah n’est pas pourtant un objet ressemblant à une œuvre littéraire: on croit tout donner à un film en le rapprochant d’une œuvre littéraire, -quand, au cours de conversations superficielles, on évoque un cinéma littéraire- on croit lui accorder une légitimité, alors qu’on fait exactement le contraire: en le rapprochant d’une œuvre littéraire, on le dévalorise par rapport à l’œuvre littéraire, on en fait un bâtard de littérature et de cinéma,  de discours et d’image. Evitons de tenir le cinéma pour un analogue affaibli de la littérature -le septième art n’est pas une littérature pour temps où l’on aurait perdu la patience de lire. Le cinéma n’est pas à l’image ce que la littérature est aux mots. 

Le livre de Claude Lanzmann Shoah , qui suit pourtant le film pas à pas, subsiste de sa vie propre, à la manière des grands poèmes tragiques de l’Antiquité grecque, structuré selon sa terrible temporalité, selon sa tension singulière. Intimement lié au film, le livre se révèle néanmoins pour sa part un objet artistique distinct du film, à même hauteur que le film. Shoah est l’occasion d’un rapport entre livre et film sans pareil. Généralement, ce rapport oscille entre deux cas de figure paradigmatiques: ou bien le film se contente d’être l’adaptation d’un livre, parfois médiocre parfois remarquable, ou bien un livre sort dans les librairies qui transcrit le film, ce livre n’accédant en aucun cas au statut d’œuvre dotée par elle-même de la vie. Ordinairement l’un des deux, le modèle ou le décalque, se montre fort inférieur à l’autre, poussé dans l’ombre par lui. L’ordinaire de la vie culturelle veut que l’un des deux soit de trop ! Par la vertu du génie de Lanzmann le livre Shoah échappe à cette fatalité. Les grandes œuvres cinématographiques, loin d’être de se ramener à des mises-en-images d’un discours sont des œuvres de pensée: - et il faut dès lors aborder Shoah, comme on ouvre Shakespeare ou Spinoza, comme on les aborde, à la façon d’œuvres de pensée. Shoah est une de ces grandes œuvres de l’humanité aussi bien en tant que film que comme livre: les deux, le film et le livre, sont au même titre indissolublement liés tout en étant des entités artistiques dotées chacune de leur existence particulière. Le film est sans pareil. Le livre est sans pareil. Le lien entre les deux est sans pareil. On peut regarder le film Shoah comme on ouvre La Tempête de Shakespeare, tout aussi bien peut-on extraire le livre Shoah des rayons de sa bibliothèque, plonger dans les pages, le lire, ainsi qu’on ne cesse de le faire avec toute œuvre importante de la littérature universelle! 

 

 

 

Le professeur et l’intellectuel, l’un dans sa classe l’autre dans la cité, se peuvent comparer à des guides de très haute montagne frayant le passage pour aider à regarder Shoah: ainsi, est-ce l’office du professeur d’en rendre possible l’abord aux adolescents qui lui sont confiés, ainsi  également  est-ce la mission de l’intellectuel d’aider le citoyen à rentrer dans ce film. L’enseignement ne peut être, contrairement au souhait de la vulgate pédagogique  régnante aujourd’hui, que l’enseignement du difficile. La difficulté intrinsèque du film Shoah ne peut servir de prétexte à son éviction du cadre scolaire. La difficulté de transmettre l’attitude appropriée à sa réception ne le peut pas plus  -bien que ce film ne puisse pas être présenté comme les autres films, qu’il exige de la part des professeurs une préparation des élèves (en raison de leur « fragilité » signalée par Emma Schnur ) parfaitement  spécifique. 

Par ailleurs, la télédiffusion de Shoah concourt à aider notre fin de siècle marécageuse, prête à chavirer dans tant de révisions historiques, déchirée entre les tentations de l’oubli, de la négation et de la désingularisation, à y voir plus clair, à s’orienter dans la mémoire . Notre époque de plus en plus se heurtera à la tâche interminable de penser ce qui demeure impensable, la Shoah. Au trop fameux « devoir de mémoire », préférons le devoir de penser qui exige que l’on s’oriente dans la mémoire.

 

 

 

Robert Redeker