Culturel dépolitisé versus culture politisante. Par Robert Redeker. Publié dans Cassandre, n°40, mars-avril 2001.
La politique est l’appropriation collective de ce qui est public (ce qui suppose le devenir public de pans entiers de l’existence collective, la déprivatisation). Ou encore: la politique est le devenir public de ce qui est supposé être public. On est en droit de subordonner Marx – pour qui le travail est l’essence de l’homme - à Aristote – pour qui l’homme est l’animal politique - sans les mettre en contradiction réciproque en affirmant : la politique est le vrai travail de l’homme, son travail radical, celui par lequel il peut consciemment se produire en tant qu’homme, autrement dit se produire en tant qu’animal politique.
Qui ne sait pourtant que l’heure, planétairement, se fixe à la dépolitisation ? Dans les régimes contemporains auto-proclamés démocratiques (en réalité : des doxocraties, pouvoir de l’opinion/par l’opinion, non des démocraties, pouvoir du peuple), régimes fortement technocratiques (d’une technocratie désétatisée), on cherche à réduire l’espace politique au minimum, à ramener l’homme aux dimensions infrapolitiques de producteur, de consommateur, de (télé)spectateur. On cherche à opérer par là, en faisant l’économie du détour par la violence et l’idéologie qui caractérisait les totalitarismes, une mutation anthropologique régressive qui refoulerait dans la caducité la conception de l’homme mise en place par les Grecs (exprimée par Aristote): l’invention de l’homme comme “ animal politique ”.
Dépolitisation : un avenir autre, voilà une perspective devenue aussi impensable qu’inimaginable. La dépolitisation se signale par ce trait : plus personne n’envisage l’avenir autrement que comme la continuation réitérative du présent. La dépolitisation ne se définit point par la régression de l’engagement partidaire ou par le dédain des urnes, mais ainsi : la dépolitisation est l’incapacité à envisager l’altérité politique. La dépolitisation s’accompagne de la paralysie de la pensée et de l’imagination politiques. Aboulie politique, effondrement de la politique, occultation de la politicité humaine, disparition d’un horizon révolutionnaire, substitution partout sur la planète de la gouvernance au gouvernement. La gouvernance, appuyée sur l’expertise, empêche aussi bien tout gouvernement que tout auto-gouvernement – et sans doute est-il important que la politique devienne une affaire d’amateurs ! La démocratie exige l’amateurisme politique. Amateur : aimer la chose publique, aimer l’agora. Amateur opposé à professionnel : si la chose publique est l’affaire permanente de tous, si tout ce qui est public est propriété effective de tous, alors la vie politique ne peut plus être la propriété des professionnels de la politique.
Si l’homme a nécessairement une existence sociale et une existence culturelle au sens ethnologique du mot “ culture ”, il peut par-dessus ces déterminations accéder à une existence politique. Avant l’épisode de la révolte de Budapest qui vit fleurir les Conseils ouvriers, les Hongrois étaient des êtres sociaux ; la participation de certains d’entre eux au mouvement insurrectionnel de 1956 les a transformés, provisoirement, en êtres politiques. De fait, se dessine là avec une double radicalité : l’homme comme animal radicalement politique (sa politicité) et le politique (l’espace politique) comme déploiement de ce caractère radicalement politique de l’homme. C’est ce déploiement de la politicité humaine dans l’espace politique qui constitue l’individu en citoyen, autrement dit en être politique, et la société en cité, autrement dit en société politique. Or, le capitalisme poursuit avec une infatigable obstination le projet de fabriquer un certain type d’homme - un homme n’ayant plus mémoire de la possibilité de la Révolution, d’une alternative radicale à ce capitalisme - qui est le contraire de l’“ animal politique ”. Dans cette perspective, une déconnection anthropologique a été accomplie : l’“ animal culturel ”, cette récente mutation létale du citoyen, n’est plus l’“ animal politique ”.
Cette dépolitisation de l’homme passe par la transformation de “ la culture ” en “ le culturel ”. La culture : le déplacement, le déracinement, l’arrachement, la transformation de soi par lesquels je deviens un autre. Le culturel: un substitut à la culture dont on use pour quêter non le changement mais l’identité, le renforcement de ce qui est. Si la culture est révolutionnaire, le culturel est par essence conservateur. La culture exalte la liberté par le déracinement, le culturel exalte l’inverse, les traditions, l’enracinement, l’éternel hier. Dans le culturel, c’est d’identité de soi à soi, de satisfaction de soi, de satisfaction de son identité (personnelle, collective), de fusion émotionnelle avec la communauté, où avec l’imaginaire que l’on s’en fait, avec le groupe, qu’il s’agit ; alors que la culture, dans son acception humaniste, qui implique la création, se meut dans l’élément de l’inquiétude. Le culturel est recherche de la sécurité – il est contemporain des temps sécuritaires –, et recherche de la rassurance sur l’identité, tandis que la culture est quête de l’inquiétude et de l’instabilité. La différence entre le culturel est la culture recoupe la différence entre la sécurité et l’inquiétude, l’identité et la remise en cause de l’identité. Quand le culturel fige dans l’identité immuable, la culture désidentifie.
Existent deux usages de la culture : l’usage devenu dominant, hégémonique, souvent repris par les dominés et exploités eux-mêmes, qui est l’usage dépolitisant (la fabrique de l’homme dépolitisé) baptisé “ le culturel ”, et un autre usage, en sommeil aujourd’hui, capable d’exalter la politicité de l’homme. Le premier de ces usages usine du consensus, de la résignation, le second devrait générer du dissensus, de la révolte, de la lutte et de l’opposition. L’enjeu de la culture : l’être politique de l’homme, la possibilité ou pas d’une transformation révolutionnaire de l’existence humaine, de l’activité humaine, des sociétés humaines. Un enjeu de la culture à la fois politique et anthropologique. La culture : pour que l’être humain puisse s’accomplir comme “ animal politique ” (virtualité qui est la sienne depuis la naissance conjointe de la démocratie et de la philosophie dans la Grèce antique). La culture : pour (re)politiser l’existence humaine.
La politique est l’instauration du citoyen, son institution - l’instauration continuée, l’instauration interminable. Castoriadis distinguait – pris dans la matrice bergsonienne de l’opposition entre le clos et l’ouvert, le figé et le mouvant, transposant le vitalisme bergsonien dans l’ordre politique, construisant inconsciemment un vitalisme politique - l’institué d’avec l’instituant. L’institué : les institutions, les lois, telles qu’elles existent, telles que nous les avons reçues en héritage ; ce concept désigne la cité comme un ordre politique figé. L’instituant désigne l’activité politique qui remodèle ces institutions, ces lois, ces principes ; il indique l’ordre politique comme vie de la cité, vie politique mouvante, créativité dans l’ordre politique. Entre la vie domestique, où se réalise le fait d’être simplement un homme, et la vie politique, où se déploie la politicité de l’homme, prend place l’espace de la culture. La culture est ce qui peut/ce qui doit éveiller la créativité politique dans chaque homme - elle est la matrice qui ouvre l’homme à son vrai travail, la politique ; dans ce travail, sous le signe de la créativité, culture et politique s’échangent l’une dans l’autre comme les apparentes deux faces de l’anneau de Moebius.
09 février 2001