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Nietzsche, l'homme-labyrinthe décrypté. Par Robert Redeker. Publié dans L'Express, le 16 mai 2021. 

 

Comment s'y retrouver ? Il court partout dans le monde toutes sortes de nietzschéens, généralement autoproclamés tels, de toute couleur politique, de toute origine philosophique, littéraire, spirituelle, de tout niveau intellectuel. On croise des nietzschéens à l'extrême droite, à l'extrême gauche. Mussolini lui-même a dit aimer lire Nietzsche. Des fascistes se disent nietzschéens. Des anarchistes se réclament de ce philosophe. Chacun d'eux essaie de tirer Nietzsche à soi, ou bien de se valoriser en se situant dans la postérité de l'auteur d'Ainsi Parlait Zarathoustra.  

Il n'y a sans doute pas de philosophe plus utilisé, plus cité, plus manipulé, plus connu, dont le nom est plus populaire, que le philosophe allemand. Il fallait un travail de recherche et un livre pour décrire et comprendre les enjeux de tout cet incroyable affairement autour de Nietzsche - qui est mort en 1900, qui n'avait que deux ou trois dizaines de lecteurs du temps de son activité, qui s'acheva en 1889, lorsque son esprit sombra dans la nuit de la folie - et une tête philosophique pour en écrire le livre. Pierre-André Taguieff a réussi à relever au-delà de tout ce que l'on pouvait attendre, dans un livre appelé à demeurer une référence, Les Nietzschéens et leurs ennemis. 

Le plus incompris et le plus inconnu, malgré sa postérité

Nietzsche n'a pas voulu de disciples. Il en eut des milliers, des dizaines de milliers, après sa mort - le flot va gonflant. Il n'a pas voulu fonder d'école de pensée, à la différence de Platon ou d'Aristote. Il campa solitaire sur les cimes, à l'instar de Spinoza, auquel il ressemble, ainsi que Deleuze l'a fait remarquer, par de nombreux traits. Nietzsche est sans doute le philosophe le plus utilisé - le plus vulgarisé, le plus tombé en vulgarité, déchéance qui l'eût dégoûté - et le plus incompris, le plus inconnu. Sans doute même est-il incompris de ses disciples les plus célèbres: Heidegger, Klossowski, Bataille, Deleuze, Foucault ? Sa postérité, navigant entre les deux rebords idéologiques du champ politique, s'y amarrant souvent, est beaucoup moins rectiligne que celle de Marx ou de Freud (avec qui il a été associé, par un effet de mode assez ridicule dans les 60 et 70, sous l'étiquette commerciale de "philosophes du soupçon").  

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Chez Marx et Freud se détachent des thèses identifiables et rigides, à partir desquelles l'on peut à la fois dégager une orthodoxie et la défendre contre ses hérétiques ou révisionnistes. Aucun de ceux qui accaparent Nietzsche, qui se réclament de son nom et de son oeuvre, qui disent parfois même vivre de façon nietzschéenne, n'y parvient vraiment. Nietzsche est partout, mais on ne le retrouve nulle part. Nietzsche est insaisissable. Ceux qui proclament l'avoir compris se trompent ou mentent, gonflent au vide leur ego prêt à éclater, car il leur échappe.  

L'arpenteur Taguieff présente le nietzschéisme en archipel. S'il existe une certaine unité, en dépit des guerres de chapelles, entre ceux qui se réclament de Marx, par exemple Lukacs et Althusser, entre ceux qui se réclament de Freud, etc., ce n'est pas du tout le cas entre ceux qui se réclament de Nietzsche. Quel rapport entre le Nietzsche d'Alain de Benoist et celui de Deleuze ? C'est l'une des grandes forces de ce travail de Pierre-André Taguieff d'avoir cartographié cet archipel, d'avoir établi la généalogie de chacune de ses îles en plongeant jusqu'au début du siècle dernier, d'avoir identifié les incompatibilités et les oppositions. Sorel, Musil, Thomas Mann, Blanchot, Mussolini, ont pu se dire nietzschéens. 

Mai 68 a fait d'un Nietzsche "décaféiné" son prophète

Henri Lefebvre, dans les années 30, a cherché à établir une compatibilité entre Nietzsche et Marx, ce qui lui valut, comme le rappelle Taguieff, de se faire taper sur les doigts par un gardien de la pureté marxiste, sans doute plus lucide sur ce point que Lefebvre, Georges Politzer. La philosophie française des années 60 et 70, embaucha Nietzsche pour l'aider à édifier son déconstructionnisme, son gauchisme culturel chic et germanopratin. Elle vit Nietzsche appauvri - "décaféiné", pour employer le mot de Taguieff - jusqu'à devenir une sorte de prophète de la pensée 68 en version postmoderne ! Dans un livre récent, Dorian Astor l'embrigada même, sans peur que l'on prenne la formule de ce rapprochement pour du gaz hilarant, dans la "révolution moléculaire" - le fantôme de Félix Guattari en personne fut convoqué pour jouer le sergent-recruteur de cette comique opération[1], au demeurant récréative pour l'imagination ! Nietzsche est enseveli sous les innombrables livres qui sont écrits sur son oeuvre et sa personne. Lui, qui fut à peu près inconnu de son vivant, serait sans doute irrité, s'il revenait, par cette production épigonale et bavarde 

Eugen Fink l'a défini comme "l'homme labyrinthe". On pourrait aussi parler d'oeuvre-labyrinthe. Homme et oeuvre dans lesquels se perdent, se sont perdus, quasi tous les nietzschéens. Nietzsche est mort, mais l'énergie enfermée dans son oeuvre punit à distance les profanateurs. Quel est le vrai Nietzsche ? Ceux qui ont cru pouvoir répondre à cette question sont tombés en perdition.  

Contre la modernité et contre la morale

Listons quelques constantes dans l'oeuvre de Nietzsche, que l'on répute si contradictoire. Nietzsche est contre la modernité, contre le nationalisme, contre l'antisémitisme, contre le socialisme, contre l'anarchisme, contre le platonisme, contre la démocratie, contre l'humanitaire, contre la morale, cette révolte des esclaves, contre l'égalité, contre l'égalitarisme, contre les Allemands, contre l'Allemagne, contre le bourgeoisisme, contre le monothéisme, et, par-dessus tout, contre ce qu'il tient pour la maladie mortelle de l'humanité, le christianisme. Parallèlement, il est pour le dressage des êtres humains, pour la sélection anthropologique (qui est ce à quoi la culture est utile : sélectionner les types humains), allant jusqu'à faire l'apologie de l'esclavage. 

"Vivre c'est essentiellement dépouiller, blesser, subjuguer, l'étranger et le faible, l'opprimer, lui imposer durement ses propres formes, l'incorporer et au moins, au mieux, l'exploiter. L'exploitation n'est pas le fait d'une société corrompue, ou imparfaite, ou primitive, elle est inhérente à la nature même de la vie ; elle est sa fonction organique fondamentale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dire, qui est tout bonnement la volonté de vivre ", écrit. Mais dès 1872, encore jeune (il naquit en 1844), dans L'Etat chez les Grecs, le célèbre philosophe écrivait déjà : "Nous ne pouvons par conséquent que tomber d'accord pour avancer cette volonté cruelle à entendre : l'esclavage appartient à l'essence d'une civilisation. Et s'il devait s'avérer que les Grecs ont péri à cause de l'esclavage, il est bien plus certain que c'est du manque d'esclavage que nous périrons".  

"Napoléon, cette synthèse d'inhumain et de surhumain", écrit-il

Si Nietzsche est favorable à quelque chose, cela apparaît dans son jugement sur Napoléon. C'est dans ce portrait philosophique - et non pas historique, ou psychologique - que ces constantes se donnent à voir, trouvent leur rassemblement. Il érige, dans La Généalogie de la Morale, la statue de l'Empereur : "Et c'est au milieu de tout cela que le plus formidable, le plus inattendu se produisit : l'idéal antique lui-même, en chair et en os, et revêtu d'une splendeur dont n'avait pas idée, apparut aux yeux et à la conscience de l'humanité - et de nouveau plus fort, plus simple, plus percutant que jamais face au vieux mot d'ordre mensonger du ressentiment proclamant le privilège du plus grand nombre, face à la volonté d'abaissement, d'avilissement, d'égalisation, de déclin et de marche au crépuscule de l'homme, retentit le contre mot d'ordre terrible et source de ravissement, le privilège du plus petit nombre ! Telle une ultime indication montrant l'autre chemin, Napoléon apparut, l'homme unique et le plus tard-venu qui ait jamais existé, et à travers lui le modèle incarné de l'idéal noble en soi - que l'on considère bien de quel gendre de problème il s'agit : Napoléon, cette synthèse d'inhumain et de surhumain". Autant qu'un personnage historique, Napoléon, l'idéal-type du grand homme, celui sans qui le syntagme grand homme serait pauvre en sens, est chez Nietzsche une silhouette philosophique rassemblant sa conception de l'homme et de l'histoire.  

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Ces quelques extraits rendent Nietzsche non à sa vérité - car il n'en a pas - mais à sa liberté : ils forcent à comprendre que Nietzsche est insaisissable, qu'on ne peut, en toute honnêteté, le recycler comme font tous les Nietzschéens depuis plus d'un siècle. Ils permettent aussi de comprendre que parler de contradictions chez Nietzsche est passé à côté de ce que l'on serait tenté d'appeler d'un bien mauvais mot, sa "méthode" : l'oscillation. Nietzsche ne se contredit pas, il oscille. Non entre des pôles, comme le pendule d'une voyante, mais entre des couches verbales, comme un planeur de vol à voile entre des couches atmosphériques. Du livre décisif de Taguieff se dégagent deux leçons : insaisissable, Nietzsche n'a jamais été pris dans les filets d'aucun des Nietzschéens, d'une part, Nietzsche ne peut être rien d'autre qu'un indispensable compagnon pour la pensée, laquelle se déploie "pour, avec, et contre Nietzsche", d'autre part.  

 

* Pierre-André Taguieff, Les Nietzschéens et leurs ennemis, Editions du Cerf, 490 pages, 24€.  

[1] Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du Présent, Paris, Gallimard, 2014.  

 

Robert Redeker est philosophe. Dernier ouvrage paru : Les Sentinelles d'humanité. Philosophie de l'héroïsme et de la sainteté, 2020, Desclée de Brouwer, 300 pages