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Heidegger et les antinazis de papier, par Robert Redeker. Publié dans Valeurs Actuelles (sous un forme un peu différente) le 6 novembre 2014. 

     A nouveau l’affaire Heidegger occupe les gazettes ! Cette histoire répétée tous les dix ans du nazisme de Heidegger est un marronnier destiné à amuser ceux qui ne s'intéressent pas à Heidegger, qui ne le lisent ni ne le travaillent, ni ne travaillent avec lui. On ne voit pas quel est son intérêt, à part faire du bruit médiatique, à part céder à la mode grotesque mais payante de l'antifascisme policier. Sous couvert de chasser le nazi Heidegger jusqu’à sa dernière tanière, la  police de la pensée se manifeste dans ses basses oeuvres, s'estimant du côté de ceux qui s'agitent en faveur du bien, alors que leur démarche traduit une âme de commissaire du peuple, c'est-à-dire de valet brutal de l'opinion courante. Cette police de la pensée, qui chasse dans le passé et dans le présent, au nom du conformisme droitdelhommiste, est un nouveau KGB. 

     Une fois que l’on a dit que l'homme Heidegger était nazi, on n'a rien dit du tout! Ce n'est pas l’homme Heidegger dans son entier qui était nazi, encore moins le philosophe Heidegger, mais le particulier Martin Heidegger à certains moments de son existence. Heidegger n’était pas « un » nazi, il était par moments nazi. L’article « un » est ici d’une importance capitale. Il est assuré que dans l’entre-deux-guerres, Heidegger, tout comme Jünger (qui lui, concédons-le, n'a jamais été nazi), joue son rôle de « dangereux ». Prenons « dangereux » dans un sens positif, valorisant autant qu’inquiétant. Dangereux et inquiétant comme sont dangereuses et inquiétantes les profondes forêts allemandes. Quant à l’œuvre philosophique de Heidegger, elle est tout simplement la plus géniale du XXème siècle, et de loin. Elle est par endroits, elle aussi,  « dangereuse ». Mais il faut savoir lire. « Nazi » est un terme à la fois englobant et aplatissant, quasi une étiquette journalistique. L'anti-heideggérianisme de trop nombreux journalistes et de quelques philosophes en mal de succès est un antinazisme facile, un antinazisme de papier, qui certes, pour les meilleurs, s'appuie sur une lecture du Maître de Messkirch, sans s'accompagner néanmoins d'une méditation de cette pensée (comme celle qu'accomplissent René Char, ou Gérard Granel, ou Michel Deguy, entre autres). 

     Le présupposé des commissaires du peuple ne laisse pas d'être troublant : les lecteurs de Heidegger sont des nazis en puissance, autrement dit ce sont des demeurés capables de se laisser contaminer! Les chiens de garde chassant en meute Heidegger, militent avec le même présupposé méprisant quand il s'agit de Céline, de Schmitt, de Jünger et d'Evola (Schmitt et Evola, voire Guénon, et Pound, sont des auteurs qui demandent de grands efforts à l'intelligence, ce n'est pas le premier venu qui va les lire, le présupposé des policiers de la pensée tombant dès lors à côté de la plaque). Il y a quelques années en Ile de France la FCPE (acronyme de la Fédérations des Conseils de Parents d’Elèves) s'était opposée avec succès à ce qu'un collège portât de nom de Kleber Haedens, à qui pourtant rien ne peut être reproché sinon d'avoir été secrétaire de Maurras (le nom du Diable, le nom maudit de la littérature française, bien plus que Rimbaud que l’on décore généralement et abusivement du titre de poète maudit alors qu’il est étudié dans tous les lycées). D’autres collèges pourtant portent le nom d’Eluard qui écrivit d’épouvantables odes à Staline aux pires moments du Goulag – et la FCPE ne dit rien, bien que Haedens soit plus « propre » qu’Eluard. La FCPE, ou la bêtise insondable de l'antifascisme populacier qui prétend légiférer dans les lettres et la pensée!

     Les vrais lecteurs – distincts des cibles de ces campagnes policières, moralisatrices, et si ce n'est, pour former un néologisme à partir d'un autre néologisme dont Nietzsche fut le père, moralinatrices – de Heidegger savent que cette propagande facile s'attaque à un monstre qu'elle fabrique elle-même, « le sozi de Heidegger », selon la fine invention lexicale de Michel Deguy. Cette notion de sozi, amalgame sémantique de sosie et de nazi, est heuristique, conservant une valeur descriptive s'étendant bien au-delà du mauvais procès intenté au philosophe allemand. Elle est un analyseur de la reductio ad hitlerum appliquée aux auteurs que l'on veut frapper d'expulsion du champ de la pensée. Leo Strauss a pointé les dangers pour la vérité de la reductio ad hitlerum: « nous devrons éviter l'erreur, si souvent commise ces dernières années, de substituer à la réduction ad absurdum la réduction ad Hitlerum. Qu' Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter. » Cette notion de sozi pointe un dédoublement, chef d’œuvre sophistiqué de cette « reductio ad hitlerum » qui fausse le paysage intellectuel et politique contemporain, entre le réel d'une personne et de son œuvre et son sozi fabriqué par les antifascistes et antinazis de papier. 

     Une question s’impose: et si le prétendu nazisme de Heidegger fonctionnait un peu comme l'éloge de Manu, de la société de caste, de la chevalerie germanique, chez Nietzsche, c'est à dire comme une machinerie « inactuelle » destinée à exhiber autant qu’abattre « l'actuel », le dernier homme, l'homme planétaire-démocratique? Peut-être est-ce une stratégie philosophique de ce type-là qui se joue dans le prétendu nazisme de Heidegger? Dans ce cas, ce qui paraît inacceptable chez Heidegger aux lecteurs superficiels, aux policiers du bien penser, aux commissaires politiques de la vertu et au gros animal (l’opinion publique), acquiert le même statut philosophique que ce qui paraît inacceptable chez Nietzsche. Nos antinazis de papier - épurateurs de culture, se comportant, en voulant exclure les ouvrages de Heidegger des programmes du baccalauréat et de l’agrégation, pour que la jeunesse finisse par en ignorer l'existence, les effacer de l'histoire de l'intelligence, le supprimer de la postérité, imite le geste de destruction des Bouddhas de Bâmiyân – s’en rendront-ils compte ?