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Comprendre ce que nous ne comprenons pas. A propos des attentats de novembre 2015. Par Robert Redeker. Article paru dans Le Point le 15 novembre 2015. 

« Je ne comprends pas » est la remarque la plus fréquente devant les attentats de ce mois de novembre à Paris. Il s’agit là de la réaction désarmante et désarmée qui assure la victoire psychologique des terroristes. Il est urgent de comprendre pourquoi nous ne comprenons pas. Ni pleurer, ni rire, mais comprendre, exigeait Spinoza. Soyons spinozistes, en dépassant l’émotionnel pour chercher à comprendre notre incompréhension même. Que s’est-il passé dans notre culture collective, dans notre âme commune, pour que des actes de guerre n’y rencontrent plus aucun écho de sens ? 

Notre culture collective, celle qui s’est développée dans les dernières décennies, qui est une culture de l’insouciance et du festivisme, où tout, finalement, n’est que parodie, où tout peut coexister avec tout parce que le réel s’est dissout dans sa propre parodie, rend difficile la compréhension du sérieux des engagements. C’est pourtant ce sérieux qui revient dans notre actualité avec la guerre qui nous est menée par le djihadisme. Nous jouons à vivre, nous jouons aux idées et aux parti-pris, nous jouons aux affrontements et oppositions. Nous prenons la vie pour un jardin d’enfants et la transformons en un parc d’attractions. Nous appelons l’Europe Euroland sur le modèle de Disneyland ! Du fait de ce ludisme généralisé nous sommes impuissants à nous représenter un ennemi réel et radical. Nous avons vécu comme si le monde était un jardin d’enfants où l’on pouvait s’amuser à tout. Nous ne sommes plus sérieux mais les autres le sont – ce décalage éclaire notre incompréhension.  Les djihadistes, eux, ne jouent pas.

Affirmer que ces actes sont incompréhensibles et absurdes revient à les rabattre sur le nihilisme. Or, c’est notre culture qui est devenue nihiliste, qui fabrique désormais du vide, qui évide de tout sens toutes les réalités. Le vide, a dit le philosophe de la dissidence tchèque Karel Kosic, est à notre société quelque chose d’aussi caractéristique et difficile à soigner que le fut la peste au moyen-âge. Au contraire, les terroristes, les soldats de DAESH, se meuvent dans l’univers du sens. Ils ne militent pas pour le rien, le vide, et s’ils détruisent, pratiquent la politique de la terre brûlée, ravagent et tuent sans omettre de se suicider, c’est en fonction d’un projet de type eschatologique qui est la marque du plein. Par ces crimes et sacrifices ils croient hâter la venue du Bien. La dernière fois que pareille aventure nous est arrivée, c’était quand nous avons cru accomplir le Bien sur cette terre par le moyen du communisme. Depuis, comme l’a bien vu Jean Baudrillard, nous avons quitté la réalité pour vivre dans sa simulation, son double parodique. Les djihadistes, à notre différence, sont encore dans la réalité. Ils ne jouent pas à vivre et à mourir, eux, comme ils ne jouent pas non plus à croire. Longtemps, nous avons partagé de semblables croyances. Nous ne les avons remplacées par rien. Nous avons changé la vie en une opérette. Ce vide et ce rien sont notre faiblesse. 

Nous ne pouvons plus savoir ce qu’est un militant. Il imagine porter le sens, il imagine participer à l’accomplissement d’un destin qui le dépasse, il imagine faire l’histoire. Or, le djihadiste est un militant de la sorte. Il est convaincu de participer au plus grand des grands récits. Désormais, tuer et mourir pour des idées nous échappent. Dans les années 70 encore, une partie non négligeable de l’opinion française manifestait sa sympathie et sa compréhension devant les attentats commis par la Bande à Baader ou les Brigades Rouges. Nous étions encore en état psychologique de comprendre le terrorisme. Désirer périr pour une cause nous est devenu étranger. Brassens avait 30 ans d’avance lorsqu’il raillait ceux qui manifestaient l’envie de « mourir pour des idées » - il anticipé ce que nous sommes devenus. De même nous ne pouvons plus savoir ce qu’est un soldat. Nous ne parlons plus que de « personnels militaires », ou n’employons plus le mot de soldat que dans cette signification trompeuse. C’est que militants et soldats ont déserté notre imaginaire, où ils étaient si présents jusqu’à il y a une quarantaine d’années. L’empathie et la sympathie avec ces deux figures anthropologiques – dont le résistant à l’occupation nazie a été en France une des dernières guises – s’est perdue. Pourtant, revenir sur ces deux figures à nos yeux désuètes permet d’éclairer ce que sont les soldats de DAESH et sans doute de les combattre : des militants et des soldats ennemis. Comprendre exige ici un effort d’imagination rétrospective. 

Le choc des civilisations, dont cette guerre ouverte menée par les islamistes contre l’Europe est la manifestation la plus visible, n’est pas du tout, à l’opposé de ce qu’en dit une vulgate politique paresseuse, l’affrontement entre une aire civilisationnelle et une autre, l’affrontement entre deux espaces et deux histoires. Ce n’est pas le choc entre la civilisation du Coran et celle de de la Bible et des Lumières. C’est le choc entre deux temps : le temps de ceux qui vivent encore dans le réel de l’adhésion pleine et entière à un corpus idéologique structurant tous les aspects de l’existence, et le temps de ceux qui se sont installés dans la parodie et le jeu où, au fond, plus rien n’est important. Pour les premiers la violence fait partie de ce réel, ne souffre d’aucun déficit de légitimité, quand pour les seconds elle est incompréhensible, tolérée seulement quand elle provient de catastrophes naturelles dont les méfaits sont mis sur le compte d’un dérèglement climatique dont les hommes sont coupables. Tout se passe comme si les agresseurs et les agressés vivaient dans deux espaces-temps différents. 

Pour vaincre dans cette guerre, pourtant, pour ne pas être balayés, pour ne pas finir réduits en esclavage, nous serons contraints de retourner au monde réel et à l’histoire ainsi que de réapprendre ce qu’est un soldat, un militant et un ennemi. Quand nous aurons compris pourquoi nous ne comprenons pas, la faveur des armes se retournera.

Attentats de novembre 2015.