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Le paradoxe de Christo, par Robert Redeker. Publié dans Marianne du 8 octobre 2021. 

Le paradoxe de Christo par Robert Redeker.

 Le paradoxe de Christo. 

 

 

Lorsque Christo emballe, empaquette post mortem l’Arc de Triomphe, il efface la mémorialité de ce monument, en particulier le triomphe, et, tout spécialement, Napoléon 1er. Il gomme le référentiel historique du monument l’année même du bicentenaire de la mort du souverain qui le fit édifier. Un impératif guide cette imposture artistique : Il ne faut plus se souvenir de la victoire, il ne faut plus se souvenir de la gloire militaire, il ne faut plus se souvenir d’Austerlitz, de Lannes et de Murat, il ne faut plus se souvenir de l’Empereur. Il faut emballer toute cette narration dont le monument conserve la trace dans des pochettes drapées qui évoquent celles des Galeries Lafayette au moment des fêtes du Nouvel An. Les emballages de Christo font passer Paris de l’histoire au shopping. Le symbole est frappant : Paris n’est plus une ville où l’on fait l’histoire, où l’histoire se fait, elle n’est qu’une ville où l’on fait les magasins de luxe. L’Arc de Triomphe n’est plus célébration. Il n’est plus célébration de l’Empereur. Il n’est plus célébration des armées révolutionnaires. Il n’est plus célébration de Valmy, de Rivoli, et d’Arcole. Il n’est plus célébration des soldats de la guerre de 14 à travers la figure du soldat inconnu. Il n’est plus célébration de la France. Il n’est plus ni mémoire ni célébration. Le vœu formulé par Emmanuel Macron de, selon ses propres mots, « déconstruire l’histoire de France », rencontre sa réalisation para-artistique quand Christo emballe cette histoire dans une pochette surprise façon weekend de shopping à la capitale. Auguste Comte remarqua de toute sa sagacité: « En un mot, les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts ». L’Arc rend visible l’insistance dans notre vie de tous les jours de ce gouvernement des morts. Au moyen de l’opération Christo les élites du jour veulent occulter ce gouvernement des morts sur les vivants. Ce poids des morts sur notre présent, autrement dit : la dette. Christo sacralise cette rupture. 

Extraordinaire est le paradoxe : défunt, Christo efface l’insupportable à notre époque gouvernement des morts sur les vivants. Mort lui aussi, il se substitue à tous les morts dont l’Arc est la permanence pour nous dire : mon emballage gomme votre dette envers le passé. L’on rétorquera : mais cet Arc de Triomphe, de même que tous les autres monuments mémoriels, c’est de la pierre, un support, ce n’est pas un cerveau. Est-ce si sûr ? « Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit » a écrit Aragon en l’un de ses poèmes, Tu n’en reviendras pas. L’on imagine sans invraisemblance Paul Valéry, errant parmi les tombeaux du cimetière marin de Sète, murmurer : la pierre pense. « On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre », a écrit, de son côté Diderot. Tombeaux et monuments sont chair, tombeaux et monuments pensent, entrent en nous, deviennent mémoire nôtre. L’Arc de Triomphe et les monuments aux morts ne se souviennent pas à ma place. Ils fusionnent avec moi, se font ma chair, se souviennent en moi. C’est moi qui me souviens en même temps qu’eux. Ils sont les dispositifs d’une transmigration de la mémoire de la pierre, du marbre ou du granit, vers les hommes. C’est également par le truchement de cette transmigration que nous intériorisons leur message. Nous les ressentons comme vivants. Leur mémoire n’est donc pas une débiologisation. Elle est le gouvernement vivant des morts. Elle est les morts pénétrant les vivants. C’est ce dispositif que le fantôme de Christo renvoie à la caducité : il faut que ce soit un mort qui vienne nous libérer du poids de l’histoire, du gouvernement des vivants par les morts. Après cet empaquetage de l’histoire, il ne reste que le présent des emballages-cadeaux. Derrière Christo et son fantôme se cache le désir de l’époque d’en finir avec la mémoire contraignante, nous faisant glisser d’un axiome, « mémoire oblige », à  un autre, « oubli libère ».

 

Robert Redeker