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Michel de Certeau, mystique et intellectuel buissonnier. Par Robert Redeker.                                                            

Cet article a été publié dans Marianne le 30 septembre 2002. 

Michel de Certeau, mystique et intellectuel buissonnier.  

 

 

 

 

 

A propos de: François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé. Paris, La Découverte, 657 pages, 39 Euros. 

 

 

 

 

L’actualité éditoriale de cet automne permet d’assister au retour d’une des figures majeures de la vie intellectuelle des années 60-70 du siècle passé, Michel de Certeau (1925-1986). La monumentale et passionnante biographie, destinée à demeurer un ouvrage de référence, que lui consacre François Dosse est complétée par la réédition chez Gallimard (en  collection de poche « Folio ») de trois ouvrages fondamentaux, dans lesquel s’exprime à plein le type d’esprit que Certeau était, L’Ecriture de l’histoire, Histoire et psychanalyse, et un ouvrage collectif auquel participèrent également Dominique Julia et Jacques Revel, mais dont Certeau fut le rédacteur principal Une politique de la langue. 

 

 

Le coup de génie de François Dosse est d’avoir compris que la vie et l’œuvre de Certeau se contemplent en miroirs réciproques. De nul autre que de ce jésuite on ne peut dire avec autant de justesse: l’homme c’est la pensée, et la pensée, c’est l’homme. Sa vie et son œuvre ne forment nullement deux pans séparés ; c’est la même exigence – qu’il faut qualifier de mystique : « est mystique celui qui ne cesse de marcher », aimer à dire Certeau -, le même insatiable dynamisme consumatoire, la même ouverture sans retenue ni filet à l’autre et au dehors, la même mobilité, qui animent et caractérisent l’une et l’autre. La figure du parcours emblématise cet homme et son œuvre, perpétuellement pris dans le déracinement: « La foi chrétienne n’a jamais été définie par une terre », affirmait-il. 

Son  natal nid savoyard quitté, après ses études au séminaire universitaire de Lyon, son entrée dans la Compagnie de Jésus en 1950 son ordination par le Mgr Gerlier, Michel de Certeau, rapidement devenu un « disciple indiscipliné d’Henri de Lubac » (qui le reniera en 1971), se démultiplie, écrit, voyage, parle, se montre aussi présent qu’actif sur tous les fronts de l’époque: dans des revues (Christus, Etudes, Traverses, Semiotica), des séminaires, des universités (en France, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud), des institutions (il participe à la création de la lacanienne Ecole Freudienne de Paris), des groupes de discussion, des lieux d’expérimentation (Vincennes, Paris VIII), prenant souvent, au sujet de dossiers critiques,  des positions publiques propres à mettre mal à l’aise le Vatican ou la hiérarchie de la Compagnie. Mais, Dosse le rappelle, loin d’accéder à des statuts  mandarinaux, Certeau s’est constamment trouvé dans une situation marginale, dominée et précaire, qui lui valurent la qualification, par Henri Madelin, d’ « outsider du dedans ».  Il ne traversa tous ces lieux que sur le mode de la dépossession de soi, de la désidentification, attentif à la faiblesse, au périssable, au fugace, et à l’altérité. Cette attention égodépossédante finit par prendre une forme théorique avec le concept, qui désigne une véritable méthode, d’hétérologie.     

L’hétérologie s’avère féconde pour l’historien. C’est dans le champ du travail historique que l’œuvre de Michel de Certeau provoqua l’impact le plus considérable. Pour François Dosse, Certeau personnalise l’entrée de l’histoire « dans un renouvellement radical de sa réflexion épistémologique ». Sa collaboration (en 1974) à la trilogie, véritable manifeste de la « nouvelle histoire », de Pierre Nora, Faire de l’Histoire, ses livres La Possession de Loudun et L’Ecriture de l’histoire, ont irréversiblement transformé cette discipline. L’histoire est à la fois un travail sur le passé analogue au travail analytique et une « herméneutique de l’autre ». Mais au-delà de la révolution méthodologique et épistémologique, aux résultats objectifs, Michel de Certeau saisit l’histoire dans une dimension personnelle, qui touche au spirituel. « L’essentiel est de se rendre poreux à l’événement, de se laisser atteindre, changer par l’autre, d’en être altéré, blessé », dit-il. Ainsi, à l’instar des autres pratiques  théoriques qu’il aborda, l’histoire est une expérience aux effets semblables à ceux de la mystique, permettant de ne plus être soi, d’être transformé par l’autre. 

 

Le livre de Dosse s’offre sous la forme d’une biographie intellectuelle liant le double trajet de la pensée et de l’existence. Certeau fut un homme-trajet et une pensée-trajet, dont le parcours intranquille a pris en écharpe, non sans la violence de la collision latérale, les institutions, les disciplines constituées et les grands récits dominants. Historien ? Théologien ? Linguiste ? Psychanalyste ? Qu’était-il, ce singulier intellectuel, ce mystique en prise avec l’extrémité du progressisme de son temps ? Aucune de ces identités arrêtées ne suffisent à cerner sa démarche qui, sans jamais avoir délaissé la fidélité à l’enseignement de Loyola, les excède toutes. Avant tout, à l’image de ce mystique du début du XVIIème siècle, ce Jean-Joseph Surin qu’il tint jusqu’à sa dernière heure pour son ombre et son ange, Michel de Certeau était un hétérologue. Expression par excellence d’un temps dont les illusions et les enthousiasmes l’ont habité jusqu’à l’incandescence, il aura incarné une figure singulière de l’intellectuel. La force que dégage encore son œuvre s’origine dans le même foyer que de son vivant : il fut exemplaire d’un temps sans manquer d’être irréductiblement singulier. L’ouvrage exhaustif de Dosse exhibe toutes les clefs : Michel de Certeau, ce « marcheur blessé », ne fut ni un intellectuel engagé, au sens sartrien, ni un intellectuel spécifique au sens foucaldien, malgré une proximité épistémologique avec Michel Foucault, il fut – et il fut le seul à l’être - ce que l’on pourrait appeler un intellectuel buissonnier.