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Ce texte est paru dans la revue annuelle Des Lois et des Hommes, n°5, 2007. 

 

 

 

 

 

           L’anti-apocalyptique : art et démocratie. 

 

 

    Par Robert Redeker

 

 

 

En apparence, démocratie (ordre de la politique) et art (ordre de la création esthétique) dessinent les contours de deux continents séparés par toute la largeur d’un océan. C’est plutôt dans les totalitarismes que politique et esthétique entrent dans une étroite rencontre. Au sujet du nazisme, Peter Reichel pose la question : “ art politique, ou politique esthétique ? ”  Les expériences sinistres du XXème siècle (fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme) éloignent de nous l’envie de penser conjointement l’art et la politique – un réflexe de peur, résidu d’une histoire traumatisante, leçon irréfléchie de l’histoire, nous en écarte. En réalité ces deux concepts, démocratie et art, entretiennent d’étroits rapports. A tel point que nous pourrons dire : sans art, il ne peut y avoir de démocratie. 

 

La démocratie, dit-on, est le pouvoir du peuple. Précisons : ce concept désigne la situation politique dans laquelle le peuple est tout à la fois le souverain (le propriétaire du pouvoir) et le magistrat (celui qui exerce ce pouvoir). Cette définition cependant ne saurait nous satisfaire complètement dans la mesure où elle laisse ouverte la possibilité que la démocratie verse dans ce que Kant aurait pu appeler “ la tyrannie de la majorité ”. Dans Vers la Paix perpétuelle, Kant pointe cette possibilité : “ la démocratie est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme parce qu’elle fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul, et, si besoin est, également contre lui…  ”. Afin d’éviter que la démocratie ne prenne la tournure d’une tyrannie, il lui échoit de compléter son concept par une reconnaissance : la reconnaissance de la conflictualité. Certes tout régime reconnaît la division en classes ou en castes, mais seule la démocratie complète cette reconnaissance de la division par une autre reconnaissance, celle de la conflictualité. La démocratie est par essence un régime conflictuel. Dans la démocratie la conflictualité accède à l’institutionnalisation ; la démocratie est hantée par le savoir d’une possible maladie, la tranquillité fade, l’absence de conflit ; elle sait qu’en l’absence de conflit, elle meurt, ou bien, qu’en l’absence de conflit elle devient démocratie d’opérette comme sont des Principautés d’opérette le Luxembourg, Monaco ou le Liechtenstein.. La démocratie travaille à ériger des institutions de conflit. Deux dangers se présentent : la souveraineté du peuple court, comme nous l’avons vu avec Kant, le risque de devenir tyrannie populaire, quand la reconnaissance de la conflictualité court le risque de verser dans la violence et la guerre civile. Ainsi, la démocratie est-elle le régime politique contraint de maintenir l’équilibre entre la souveraineté et la conflictualité. Un régime conflictuel se situe aux antipodes de l’utopie. Rien de plus réaliste que la démocratie, rien de moins utopique, puisqu’elle est la reconnaissance de la réalité, faite de la dissension permanente entre les hommes, des déchirements incessants d’idéaux, d’opinions et d’intérêts, de passions, et qu’elle cherche non pas à dépasser cette situation (horizon de toutes les utopies), mais à en faire la matrice de sa vitalité. En même temps, la philosophie politique – à travers le Léviathan de Thomas Hobbes par exemple – reconnaît dans “ la concorde intérieure ”, la paix civile, l’une des finalités de l’organisation politique. La nature de la démocratie réside dans l’articulation du conflit et de la concorde sous la figure de la souveraineté populaire. Ainsi la démocratie se nourrit de ce qui porte la menace de sa mort, le conflit. L’utopie, pour sa part, se donne toujours pour horizon la disparition du conflit, de tout conflit, de tout déchirement et de toute opposition. 

Le paradoxe de la démocratie : le peuple n’est jamais formé complètement, il n’est pas institué finalement, il se constitue, se forme, s’institue. La démocratie, c’est une institution continuée du peuple. Une institution interminable. Mais, comme le peuple et le souverain s’y trouvent identiques, la démocratie est une auto-institution du peuple. L’art prend part à ce processus d’auto-institution. L’institution comme formation continue fait apparaître le concept de peuple sous l’angle du dynamisme. Au contraire de ce dynamisme, si le peuple n’existe pas du tout ou pas encore, autrement dit si n’existe que la société, alors l’art demeure du divertissement ou du supplément d’âme. 

Admettons que la démocratie soit le pouvoir du peuple, entité bien énigmatique.  Qu’est-ce que le peuple ? Un peuple est une entité qui doit sa naissance à une déclaration, une auto-affirmation déclarative de type politique. Le peuple déclare en même temps sa souveraineté et sa naissance. Ou plutôt : sa déclaration de souveraineté constitue son acte de naissance. Le peuple n’est pas une fraction de toute une population – pas une classe, par exemple la bourgeoisie ou le prolétariat, pas une caste par exemple l’aristocratie ou la roture, et pourtant bourgeoisie, prolétariat, aristocratie et roture prennent place comme parties dans le tout appelé peuple. Ce qu’on appelle peuple est un  tout, convenons-en – mais un tout jamais en acte, jamais refermé et compté, un tout toujours en puissance. Dans l’histoire du XXème siècle, il s’est rencontré des moments où une fraction du peuple s’est prise pour la totalité du peuple – c’était l’utopie, à nouveau, la confusion entre l’acte (l’achevé) et la puissance (le devenir historique). Le peuple ne préexiste pas à son affirmation politique, la démocratie. Un  peuple est une entité politique consciente qui se détermine comme corps politique en affirmant sa souveraineté, exprimant ses principes, traçant ses limites, son aire. On saisit bien sûr ici une fascinante ambiguïté, constitutive de la démocratie : ce qui est un résultat ultérieur (le résultat à venir de la démocratie devenue histoire) est présupposé tout entier achevé au départ, au moment de l’acte fondateur de la démocratie. Evidemment, si le peuple était constitué, achevé dès le départ, ce qu’il est cependant obligé de présupposer pour se définir comme souverain, il n’aurait pas besoin d’art. Au moment de son auti-déclaration native, un peuple est constitué (au sens juridique de la constitution), il n’est pas encore formé – le rapport entre l’art et la démocratie sera celui de la formation du peuple. L’art participe à la formation du peuple – geste politique aussi décisif que radical de l’art.

La formation reçoit le don des morts. La culture est, pour reprendre, en en modifiant la portée, une expression de Danièle Sallenave, “  le don des morts ”  (la formule vaut aussi bien pour l’art, pour tout art, pour la culture particulière d’un métier, pour la culture générale). Elle concourt, pour chaque homme, tout autant au travail d’intériorisation de l’humanité qu’à celui consistant à s’amalgamer à elle. Le résultat de la culture est un double mouvement: l’humanité m’habite et j’habite l’humanité. Je l’intériorise et par là-même je m’amalgame à elle. La culture – puissance de déformation - arrache à l'identité stable, elle rend libre. Mais au moment précis où elle nous arrache à l'identité, aussi bien à l’identité personnelle qu’à l’identité collective, elle nous inscrit dans un univers plus vaste: l'histoire générale de l'humanité, si ce n'est l'humanité tout court. Ici, il faut prendre au sérieux Auguste Comte. Pour le père du positivisme, il existe (sous la seule forme du concept) un être qui englobe et dépasse chacun d'entre nous: l'Humanité, ou “ le Grand Etre ”. Acceptons le “ H ” majuscule de Comte, opérateur de la différenciation entre ce Grand Etre et l'humanité empirique, que nous écrivons avec un “ h ” minuscule. Cette entité – l'Humanité - n'est pas douée d'une existence personnelle, nul ne peut en faire l'expérience totale, ni l'isoler ou mettre la main sur elle; pourtant, elle est pensable comme étant la composition en une unité de tous les hommes, depuis les origines, les vivants comme les morts – c'est bien pourquoi, “ les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts ” . Selon Comte, la mort intègre les hommes, de façon plus ou moins forte, à cette Humanité – certains ne laissent presque rien à la postérité, mais tel ou tel lui laisse beaucoup plus, “ prolongeant indirectement ” le service de l'Humanité “ par les résultats qu'il laisse à ses successeurs ” . Nous sommes en droit d'extrapoler à partir de Comte: la culture nous intègre à l'Humanité, constituée par tous les morts et tous les vivants, bien plus encore que la mort elle-même. La culture est semblable à la mort, en tant qu'elle intègre chacun à l'Humanité, à ce Grand Etre qui dépasse toutes les sociétés empiriques et toutes les époques: elle met en communication avec cette Humanité celui qui se cultive, et elle y intègre plus fortement, comme une force active, celui qui crée. Elle intègre activement le créateur, passivement celui qui se contente de se cultiver sans créer d’œuvre. Le créateur prolonge son existence bien au-delà des modestes bornes de sa vie finie. Un étrange résultat s'offre à nous: la culture est semblable à la mort tout en offrant une forme d'immortalité. On se souvient que selon Malraux, dans Le Musée imaginaire, l’œuvre d'art est ce qui échappe à la mort. Les créations culturelles sont, par opposition à la culture au sens anthropologique, des créations singulières – le singulier échappe à la mort par la voie de la culture, en s'incorporant à l'Humanité. Selon Danièle Sallenave, “ on accède à la communauté humaine et on y participe par le relais des oeuvres du passé ” . La culture est une puissance d'arrachement, analogue à la mort, qui inscrit l'être humain dans une entité transhistorique. Tout ce qui vient d’être dit de la culture doit aussi être dit de l’art. 

L’art est une puissance de formation autant que de transformation et de déformation. Il forme, il transforme, il déforme. Il agit ainsi sur les peuples autant que sur les individus. Ces trois dimensions tiennent ensemble irréductiblement. Un art qui ne ferait que former serait uniquement scolaire, risquerait de se figer dans une sorte de catéchisme civique bien-pensant – il faut aussi que l’art déforme et transforme. Repérons dans la tradition (à quoi “ le don des morts ” que nous venons d’analyser renvoie) la matière commune entre la formation, la déformation et la transformation. La tradition est le fil conducteur qui maintient un peuple uni dans le temps. Elle est aussi ce qui, au fil des déformations et transformations, maintient un art. L’art transmet la/sa tradition sous ces trois figures : formation, déformation, transformation. Double apparaît le rôle de l’art : former-déformer-transformer le peuple (nous distinguons le concept de peuple du concept de société : l’art éclaire ou divertit la société, qui est une réalité sociologique, mais forme-déforme-transforme le peuple, qui est une réalité politique) et aussi former-déformer-transformer l’individu (participer à la singularisation de l’individu comme personne, à l’arrachement à sa qualité d’individu pour son passage dans la qualité de personne). Dans les deux cas, formation du peuple et formation de la personne, c’est-à-dire transformation d’une société en un peuple et tranformation d’un individu en une personne, l’art est une voie permettant d’échapper au conformisme. L’art forme mais ne conforme pas – à moins de s’abîmer comme art officiel ou propagande. C’est la culture de masse qui conforme – conformer rend impossible la déformation et la transformation, mais aussi la formation (on voit à quel point l’incrustation chez les enfants et adolescents de la culture de masse s’élève comme un obstacle à l’éducation).

La situation historique dans laquelle notre époque stagne est celle du conformisme. Le conformisme est l’absence de formation (il tend à conformer les humains à leurs deux utilisations réversibles : la production et la consommation). Formation et conformation s’opposent. La culture de masse est le moteur du conformisme. L’art exige la guerre contre le conformisme, issu de la culture de masse. Le conformisme engendre la conséquence suivante : défaire le peuple, défaire les liens populaires, détisser ces liens afin de leur substituer des liens d’essence mercantile. Triste constat, témoignant de cette substitution : le prix des biens de consommation, la comparaison entre les mérites de tel ou tel supermarché devient un sujet de plus en plus courant de conversation, au café, dans la rue, dans les réunions de famille et les repas de mariage. Trois types de liens cordent, généralement, les hommes entre eux : lien humain, lien social, lien politique. Le conformisme engendré par la culture de masse travaille à la déréalisation de ces trois liens pour leur substituer un lien nouveau, exclusif des autres, le lien mercantile (qui n’est pas le lien marchand, facteur depuis les origines d’avancées civilisationnelles, d’échanges, de contacts). Le conformisme produit par la culture de masse est à la fois collectif et individuel : il affecte des groupes sociaux entiers autant qu’il pénètre profondément dans les individus. A l’articulation de ces deux tendances, conformisme collectif et conformisme individuel, se place le produit le plus générateur de conformisme de la culture de masse, le phénomène sportif. Le philosophe tchèque Karel Kosik (1926-2003), remarque ceci : “ le showman devient le personnage central de notre époque. Son entrée en scène annonce a fin de la culture ”. Qu’est-elle, cette nouvelle figure ? Ecoutons Kosik : “ Un showman prend la réalité pour une scène et se donne en spectacle en se la jouant de telle ou telle manière ” . L’ère du showman est celle où chacun peut endosser tous les rôles, il suffit de savoir les jouer. Le conformisme est le produit de la culture de masse, celle où le “ showman ” remplace l’artiste, et toutes les autres professions et métiers. Le journaliste est remplacé par le showman (on fait de l’infotainment), mais aussi le philosophe (on fait de la philosophie-spectacle). Tout le monde – c’est ce à quoi servent les émissions de téléréalité - est incité à devenir showman. Chacun, dans tous les aspects de la vie, tend à imiter le showman. La showman-manie est contagieuse, autan que destructrice : l’habitude d’imiter le showman, dans ses vêtement, sa démarche, son langage à chaque moment de l’existence s’incruste dans tous les secteurs de la société. Il y a plus : l’habitude de se mettre en scène partout, dans la rue et dans l’entreprise, en imitant les showmen de la télévision fait tache d’huile. De figure du petit écran, le showman est devenu une réalité anthropologique. L’artiste n’est-ce pas celui qui mettra en échec cette propension à imiter le showman, celui qui rendra cette sorte d’imitation impossible ? Nous voyons l’artiste comme la personne apte à paralyser l’imitation du showman – l’artiste en guerre contre l’imitation. Platon et Aristote rangeaient l’art dans la mimétique. Exprimons par suite l’enjeu de l’art: la mimétique contre l’imitation. L’artiste, n’est-ce pas celui qui nous empêchera de vivre et penser, de paraître à soi et à autrui, sur le modèle du showman ? L’artiste est le contraire du showman, l’art consiste à faire la guerre au show. Or, une incompatibilité surgit entre conformisme, cette forme de conformisme usinée par les industries développées à cet escient, et démocratie. Dans la mesure où il peut ébranler le conformisme, l’art déforme et forme à la fois. 

Le peuple est moins un être, quelque chose qui est, qu’un devenir, quelque chose qui est appelé à être. Le peuple est en même temps la condition de la démocratie – donc son être est présupposé – et l’entité que la démocratie construit à travers le temps. Par l’intermédiaire de la démocratie le peuple s’auto-forme – il se forme lui-même comme peuple. Reçue de façon déceptive et reprise à l’infini, la formule de Paul Klee “ le peuple manque ” dit pourtant quelque chose d’essentiel au sujet de la démocratie. Le peuple manque parce qu’il est en devenir – parce qu’il est en train de s’instituer, en train de se former, en formation. Autrement dit : si le devenir est la nature du peuple, le peuple manquera toujours. Là où le peuple ne manque plus, il n’y a plus de démocratie parce qu’il n’y a plus de devenir. Les rendez-vous de l’art et du peuple auront toujours quelque chose des rendez-vous manqués – l’artiste attend le peuple là où il n’est pas, là où il ne sera pas, là où il ne peut se trouver, quand le peuple inversement attend l’artiste là où il ne sera pas, là où il n’est plus. Le rêve d’une coïncidence entre l’art et le peuple, l’artiste et le peuple, est le rêve totalitaire, un rêve en dehors de la démocratie, étranger à la démocratie. Il faut distinguer le totalitarisme d’avec le conformisme. Le conformisme de la période actuelle, produit par les industries du divertissement, est l’opposé de cette coïncidence totalitaire, mais n’est pas démocratique pour autant parce qu’en lui il n’y a plus de rapport entre le peuple et l’art. Le conformisme est le contraire de la coïncidence entre l’art et le peuple, il est l’indifférence portée à son absolu. Pourquoi demandera-t-on le totalitarisme a tant insisté sur la coïncidence entre l’art et le peuple, au lieu de les séparer dans l’indifférence ? Réponse : le totalitarisme est la continuation de la culture, sous la forme de son accomplissement chimérique (communisme) ou de sa corruption (nazisme). Tandis que les industries contemporaines du divertissement et de l’information sont étrangères à la culture. La fabrication actuelle massive du conformisme revient à laisser le peuple en dehors de la culture, dont il finira même par ignorer l’existence. La consultation régulière des enquêtes d’opinion pour savoir quelles sont les personnalités que nos compatriotes estiment importantes donne des résultats désespérants : sportifs, vedettes de la télévision et du show business se partagent les faveurs du public. Les noms de ceux qui font civilisation,  qui comptent vraiment, scientifiques décisifs, créateurs artistiques, authentiques philosophes, écrivains, poètes, professeurs au Collège de France, n’apparaissent jamais dans ces listes entièrement squatées par des showmen. La fabrication du conformisme passe par l’abandon du peuple à la télévision et au sport, ce qui est l’opposé diamétral du totalitarisme, qui exige la coïncidence entre l’art le peuple. La structure de la démocratie demande que le rapport entre l’art et le peuple ne soit ni un rapport de coïncidence (qui pourrait arriver si le peuple ne manquait pas) ni d’indifférence (pôle vers lequel le curseur de l’histoire vient de se déplacer). Envisager l’art comme formation-déformation-transformation du peuple contourne à la fois la coïncidence totalitaire et l’indifférence mercantile en s’identifiant avec l’idée de la rencontre sous la figure des rendez-vous manqués. Comprenons-le ainsi : le malentendu structure les rapports entre l’art et le peuple dans la démocratie. C’est d’ailleurs lui, le malentendu, qui évite la réduction de l’art au catéchisme civique. 

La démocratie, en tant que régime politique, n’a pas besoin d’individus, elle a besoin de personnes. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, ordonné à la production/consommation, préfère fabriquer, par le truchement des industries du divertissement et de l’information, des individus à la chaîne. D’ailleurs, ce monde contemporain préfère parler de population que de peuple ; cela témoigne d’une dépolitisation : le peuple est une entité de nature politique, la population est une entité géographique, démocratique, statistique. Un peuple est composé de personnes, une population est composée d’individus. Quelle différence entre une personne et un individu ? La différence, justement – la double différence : la différence anthropologique, qui définitivement distingue les hommes des animaux, et la différence subjective, qui passe par la notion de sujet, qui distingue chaque être humain d’un autre. Un individu certes est un irréductible – rien n’empêche cependant qu’il soit semblable en tendant vers l’identique à tous les autres individus. Le clonage généralisé des imaginaires opéré par les industries du divertissement suffit à usiner des individus par millions. On ne peut définir un peuple comme un rassemblement d’individus, on ne peut définir la démocratie comme le pouvoir d’un tel rassemblement. On ne peut se contenter, à la suite de Kant, de définir la personne par la simple notion de fin en soi, qui, selon le philosophe de Königsberg, différencie les personnes des animaux sans raison et des choses. Une personne c’est un nom, un nom propre. Franz Rosenzweig, dans son chef d’œuvre L’Etoile de la Rédemption, médite avec pertinence sur cette notion de nom. Selon ce penseur, “ Celui qui possède un nom propre ne peut plus être chose, ni la chose de tout le monde ; il est incapable de se dissoudre entièrement dans le genre, car il n’y a pas de genre auquel il puisse appartenir ; il est son propre genre ” . Au pire les individus sont des numéros, au mieux ils sont des fonctions. Une personne est un nom propre, c’est à dire un nom en propre, un nom à soi. Un nom intériorisé – le nom d’une personne, ce n’est plus le nom dont on m’appelle (qui peut aller à un chien ou un tigre de zoo), c’est le nom dont je m’appelle. De fait, le nom est le nom intériorisé : je m’appelle…Le nom est à la racine de la personne – il en est le commencement. La vie intérieure se déploie dans l’espace ouvert par ce nom. La personne ne se caractérise pas seulement par le nom, elle se caractérise aussi par une extension du nom, la vie intérieure. Au commencement était le Verbe, au commencement de la personne est le nom. Sans nom, pas de vie intérieure, pas d’intériorité – le nom est la clef de la vie intérieure. Le nom – même si d’autres portent le même nom que moi – signale une irréductibilité qui n’est plus seulement l’irréductibilité quantitative de l’individu, qui ne s’oppose pas à l’identité indifférenciante avec des milliards d’autres individus, mais l’irréductibilité qualitative de la personne. On pourrait ici également mettre en avant, avec Emmanuel Lévinas la notion de visage, dont les racines se trouvent, précisément, dans l’œuvre de Franz Rosenzweig – une personne est un être humain doté d’un visage singulier. La personne seule maçonne la base de la démocratie; le peuple démocratique exige d’être habité par des personnes. Alors que les produits des gondoles de la culture de masse, industrialisée, empêchent la singularité de la personne, indexée par le nom et le visage, l’art permet le passage de l’individu conforme à la personne singulière. 

Poser la formule “ l’art est politique ” ne veut pas dire militantisme, appel à l’insurrection ou à rappel l’ordre ; art révolutionnaire ou art réactionnaire (c’est d’ailleurs un partage impossible : Ezra Pound, l’auteur des Cantos, un sommet de la poésie, révolutionnaire dans la poésie, admirait Mussolini, s’avouait proche du fascisme, et, le premier en date des réactionnaires, celui qui introduisit le mot dans la langue française, Joseph de Maistre est un des auteurs qui donnent le plus à penser), non, sa signification est beaucoup plus profonde: l’art forme, il forme en transformant les individus en personnes, ce qui suppose en passant un moment intermédiaire de déformation. Indexons le moment de la déformation comme le moment de l’arrachement : arrachement au conformisme, aux clichés, à l’imaginaire et à la sensibilité toutes faites, autrement dit à l’individu échangeable, interchangeable avec tous les autres. Autrement dit, la créativité de l’activité artistique ne se limite pas à faire venir au monde des œuvres, singulières et contingentes. L’art arrache toujours à quelque chose, comme il s’arrache de quelque chose – la tradition qu’il déforme, qu’il continue et transmet tout en la déformant. Un philosophe comme Martin Heidegger, dans son célèbre texte L’Origine de l’œuvre d’art, s’en tient à ce seul côté de suscitation et de création présent dans l’art. Pour lui, “ l’œuvre érige un monde, et fait venir la terre ” . Dans ce texte, Heidegger développe une vision aussi hémiplégique que belle et passionnante sur l’art. Mais c’est insuffisant. L’œuvre d’art ne s’arrête pas à l’œuvre d’art. L’œuvre d’art crée au-delà d’elle-même. Mieux : elle crée dans une matière différente d’elle-même, elle crée dans l’homme. Il importe de ne pas confondre cette créativité au-delà d’elle-même de l’œuvre  d’art avec ce que Walter Benjamin repérait comme l’aura de l’œuvre d’art. Cette créativité de l’art se poursuit par l’effet que les œuvres produisent sur les hommes, distinct de l’aura  – un effet métamorphique, de métamorphose, changer l’encore vil plomb de l’individu en or de la personne. Les industries du divertissement, par le conformisme qu’elles développent, fabriquent des individus, destinés à consommer ce qu’on appelle désormais des “ biens culturels ” (concept vague n’hésitant pas à tout aligner sur le même plan) ; l’art, pour sa part, crée non seulement des œuvres, mais, certes indirectement, des personnes. 

Le besoin se fait sentir de poursuivre ce chemin – penser la notion de personne. Hannah Arendt décrit ainsi l’espace public, lieu de la philia (l’amitié), c’est-à-dire du lien et des cordages qui assurent l’humain : “ C’est l’espace du paraître au sens le plus large: l’espace où j’apparais aux autres, comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres êtres vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition ” . Etre un humain n’est pas seulement être une apparence, c’est être une apparition : à soi et aux autres. Souvent moquées par les esprits forts, les apparitions d’entités plus ou moins divines, attestées toujours et partout, dans toutes sortes de civilisations, expriment par le détour de l’imagination quelque chose d’essentiel : l’homme est un être d’apparition. Sans doute a-t-on affaire avec l’apparition à la spécificité  même de l’homme, ce  qui différencie aussi nettement qu’irréductiblement l’homme de tous les autres animaux – on a bien tort de se gausser des phénomènes d’apparition, le plus profond de l’homme s’y manifeste. Etre une personne, être passé de l’individu à la personne, c’est avoir conquis le pouvoir d’apparaître. Non de paraître – comme dans ce paraître à la cour dont La Bruyère s’amuse – mais d’apparaître. Paraître est ridicule, apparaître est affaire sérieuse. La démocratie exige d’arracher les hommes à leur gangue d’individus, capables de paraître, tous semblables, pour les transformer en personnes, qui existent par le fait de cet apparaître. L’art – par la pratique et le contact avec les œuvres - endosse ce rôle. Il l’a toujours endossé, dans tous les régimes. La demande de la démocratie consiste dans l’extension : former un peuple de personnes, un peuple d’apparitions. 

Conflictualité essentielle de la démocratie – ou : la démocratie vit du conflit. Sans l’art, cette vie polémique s’étiole. L’art – sauf quand l’articulation art/politique est mal comprise, que par suite l’art se fige en art officiel, balayant le spectre allant du catéchisme à la propagande -–travaille le conflictuel, le litigieux, l’enjeu. Il fait du litigieux sa matière. Il arrive ici que l’art scandalise d’un vrai scandale – non d’une de ces parodies de scandale faisant les délices des médias. Nous retrouvons ici encore la notion de formation : en travaillant le litigieux, en prenant celui-ci pour matière, l’art déforme les préjugés, les opinions, déforme les humains prisonniers de ces préjugés, devenant une sorte de levain permettant l’évolution des idées et représentations collectives, et par ce biais il forme le peuple. Mais l’important est ailleurs. Ce qui est l’essence même de la démocratie – ce qui retient la démocratie de devenir totalitaire, perspective toujours ouverte dans l’horizon du peuple-un – ce n’est pas le seul pouvoir du peuple, c’est la jonction entre le pouvoir du peuple et la sacralisation de la conflictualié. Polémos est un ange gardien de la démocratie, à condition de savoir le brider, ce qui est le rôle des institutions démocratiques. En germe, le jacobinisme et la terreur portaient l’extermination de la conflictualité. Pour que la démocratie ne se mue pas en ce régime que Talmon épingla comme “démocratie totalitaire ” , le conflit doit se hisser à une sacralité égale à celle du peuple, au point de s’articuler à lui. Mais, dans l’espace démocratique, la conflictualité n’est pas l’affrontement guerrier, la guerre civile. Elle est un lieu qui se travaille, un lieu dans lequel se transforment les forces et personnes engagées en elle. Ce n’est pas que l’art représente le conflit (théorie de l’art-témoignage). Ce n’est pas non plus qu’il se substitue au conflit (théorie de l’art-sublimation). C’est ceci : le conflit passe par l’art, l’art passe par le conflit. L’art est une certaine façon, qui peut faire évoluer la démocratie, de vivre le conflit. L’art et le conflit nouent des noces. Dans la démocratie, le conflit n’est pas apocalyptique, il n’y a pas de lutte finale; le conflit n’est pas le spasme ultime précédent la venue au monde de l’avenir radieux. Du livre de l’Apocalypse inséré dans l’Evangile selon Saint-Jean, jusqu’aux utopies et thèses révolutionnaires des XIXème et XXème siècles, le conflit a été pensé comme un moment terminal, une charnière assurant le basculement dans un monde délivré du mal, qui ne s’identifierait plus avec la vallée des larmes. La démocratie est la première conception politique anti-apocalyptique apparue dans l’hsitoire. Dans cet anti-apocalyptisme est sa radicale nouveauté. Elle postule l’exact contraire du mythe apocalyptique : le conflit démocratique s’avoue infini, voué à continuer, à perdurer et rebondir, à être relayé par d’autres conflits, dans l’horizon d’une conflictualité sans fin. Repérons dans la démocratie le seul régime qui reconnaîsse que le conflit en tant que conflit ne possède pas de solution. Propre à la démocratie, la conception anti-apocalyptique de l’histoire concourt au pouvoir du peuple tout en posant un sens interdit à l’entrée de la voie menant à la fusion du peuple et de l’un. Il est arrivé à l’art, aux XIXème et XXème siècles, de se faire apocalyptique, de chercher à hâter la fin des temps, le grand soir. Pourtant l’art véritablement démocratique est anti-apocalyptique, celui qui habite le conflit autant qu’il accepte de se laisser habiter par lui, sans s’orienter dans la direction d’une remédiation définitive aux maux, drames et tragédies de   l’humanité. 

Conflit : infini, jamais terminé ; art : infini, jamais terminé ; peuple : infini, jamais terminé. Infini est un mauvais mot, préférons-lui : in-terminé. Définisons la démocratie : le croisement des trois in-terminés, le conflit, l’art, le peuple. Ce n’est pas un croisement simple, chacun des trois in-terminés travaillant les deux autres. L’art du coup occupe une place dans la définition de la démocratie – les conséquences pratiques de cette définition émergent : l’enseignement artistique appelé à devenir central à l’école, les chaînes publiques de télévision recevant l’obligation de diffuser du théâtre, de l’opéra, de la poésie, de la musique, du classique jusqu’aux créations contemporaines les plus déroutantes pour l’opinion, entre autres -, fait partie de son essence.  

C’est donc d’une façon inédite que nous présentons le rôle de l’art dans la démocratie. 

Comment changer la vie, ou changer le monde ? Les alternatives politiques passant par un moment révolutionnaire sont mortes. Les philosophies, les utopies dessinant le programme de la construction politique volontaire d’une autre société inspirent plus de méfiance que d’enthousiasme. Dans quel monde vivons-nous ? Celui de la doxocratie, celui du  conformisme. Le mot grec doxa se traduit généralement par opinion. Chez les philosophes de l’antiquité grecque, tels Platon ou Aristote,  la doxa désignait l’opinion (non pas l’opinion publique, inexistante en ce temps-là) commune, dans son inaptitude à s’élever à la science ou à la philosophie. Doxa constitue alors un terme péjoratif stigmatisant l’univers de la non-pensée. L’idéal démocratique s’appuie sur l’homme du peuple conçu comme citoyen politique. Par son exigence, la démocratie élève l’homme ordinaire au-dessus de lui-même. A nos yeux, l’homme s’élevant au-dessus de lui-même définit la personne, ayant un nom et étant une apparition, œuvre de l’art. Jean-Jacques Rousseau l’a pressenti lorsqu’il hissa la démocratie de l’humanité à la divinité : “ S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ” . La personne dont nous parlons, n’est-ce pas l’habitant de ce peuple de dieux évoqué par Rousseau ? Loin d’être facile pour les citoyens, la démocratie est difficile – la doxocratie, au contraire, est la voie de la facilité par laquelle l’homme ordinaire n’est pas appelé à se transformer pour devenir un citoyen. Tandis que la doxocratie exalte l’homme tel qu’il est, l’homme tel que les industries du divertissement le fabriquent, autrement dit l’individu empêtré dans le conformisme, la démocratie à l’opposé demande à chacun de surmonter l’attachement à sa particularité et à ses intérêts immédiats. Sosie fantômatique de la démocratie, la doxocratie s’appuie sur le même être, sur le même homme que la démocratie, mais conçu comme individu  consommateur, si ce n’est comme téléspectateur. Depuis les années 1980, les instances politiques s’adressent de moins en moins à l’homme ordinaire  comme capable de prendre la peau d’un citoyen, et de plus en plus comme à un particulier consommateur, statistiquement sondable, si ce n’est un client. Elles s’éloignent du cœur de la démocratie dans la mesure où elles n’exigent plus de lui la conversion d’homme privé consommateur et téléspectateur en citoyen, c’est-à-dire en homme public. Toute la différence entre la démocratie et la doxocratie passe par la différence entre l’homme comme homme public et l’homme comme homme privé, entre l’existence publique, c’est-à-dire politique de chacun et son existence privée, entre l’individu et la personne. L’une des caractéristiques les plus frappantes du règne doxocratique paraît dans l’effacement de la frontière entre le privé et le public. A comprendre : l’effacement de la différence entre l’extérieur et l’intérieur. Culturellement et anthropologiquement, cet effacement signifie : le devenir public de toute vie privée, le devenir extérieur de tout intérieur. Rien de plus profond, dès lors, que le phénomène d’extension planétaire du reality-show (de Loft Story à La Ferme des célébrités et à Sortez-moi de là !) sur toutes les chaînes de télévision : la télé-réalité est le miroir parfait de l’effacement de l’existence privée. La télé-réalité est très rassurante pour la doxocratie ; elle prouve en effet que tout le public s’épuise dans l’expression du privé, que rien dans le public n’excède la vie privée, autrement dit que l’homme n’est plus un animal politique, qu’il est un clone du showman. . 

Le conformisme contemporain nous apparaît sous la forme du branchement. Non pas, comme dans Les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari des branchements à des machines   (machine et appareil sont des concepts différents ), mais des branchements à des appareils qui interfèrent profondément sur le biologique et l’imaginaire. Dès le lever du jour, par des lecteurs MP3, des webcams etc…, c’est-à-dire par des appareils, l’homme contemporain se branche à des réseaux. Ces réseaux versent, à jet continu, de l’information, de la musique, des images, du cinéma, des émotions, dans le corps et dans l’imaginaire des branchés. Appelons divertissement ce contenu déversé. L’humain branché est noyé dans le flux ininterrompu du divertissement. N’y voyons aucunement le divertissement dans son acception pascalienne. Ce divertissement est topologiquement – mais seulement topologiquement – égocentré: branché par des fils, matériels ou immatériels, des télécommandes, des bornes wifi, sur les centrales de distribution des industries du divertissement, des supermarchés virtuels de l’âme, l’être humain contemporain est en permanence alimenté par un flux allant vers l’égo, flux de sons, flux d’informations et d’images, grand fleuve immatériel. Le divertissement pascalien éloignait de l’égo, extravagait, quand le divertissement industriel contemporain ramène tout, via des fils et branchements, à cet égo. Mais cet égo n’est pas le moi de Pascal, auquel, selon l’auteur des Pensées, il faut revenir. Quand chez Pascal le divertissement est dispersion au dehors de soi, dans la culture de masse le divertissement est enfermement au dedans de soi. Le divertissement pascalien laissait le moi libre, mais oublié ; dans le divertissement contemporain, le moi est occupé. Occupé par le contenu déversé en lui sous forme de flux au moyens des multiples branchements fabriqués à  cet effet. Où est le conformisme alors ? En ceci: ce dispositif technique fabrique des égos se ressemblant tous, polyclonant aussi bien les sensibilités (puisque le dispositif de branchement est biologique), c’est-à-dire le lien de chacun avec son propre corps, que les imaginaires. 

De nos jours, les industries du divertissement (qui intègrent l’information) fabriquent l’air du temps. Elles décident de quoi l’on parle, quelle sera l’humeur générale – ainsi, comme le montrent les discours politiques sur le retour de Zidane en équipe de France ou bien sur la possibilité ratée de voir Paris ville olympique, une coupe du monde de football ou des jeux olympiques sont diffusés par ces industriels comme des euphorisants. Mais surtout, le conformisme contemporain est lié à un type humain nouveau, apparu dans les années 1960 :  l’homme du divertissement. Heidegger voyait dans l’homme “ l’être-pour-la-mort ” ; le conformisme contemporain l’a changé en être-pour-le-divertissement. Il s’agit d’un type humain ayant soldé les interrogations qui traversent l’homme depuis les origines – la formule d’Eric Voegelin, “ l’homme dépneumatisé ” colle correctement à ce phénomène . Le conformiste, c’est l’homme sans pneuma : sans âme conçue comme respiration, c’est l’homme dont la respiration n’est pas pneumatique. Le conformiste, c’est l’homme à la respiration désanimée, dont la respiration n’est pas animation. 

Les technologies actuelles du divertissement, par le branchement en continu des égos sur les médias- fournisseurs, sont tout aussi destructeurs pour la subjectivité (et donc pour la pensée et pour la vérité) que jadis la croyance dans l’existence extérieure et machinique du vrai. Aujourd’hui il existe – pour reprendre un syntagme de Cornelius Castoriadis - un conformisme généralisé, résultat de l’empreinte de la culture de masse sur les êtres humains. Le conformisme, jusqu’ici, été un pêché de l’élite : la bourgeoisie, les intellectuels. De fait, dans le dernière demi-siècle, le conformisme s’est massifié, autant qu’il a changé de nature. La culture de masse démocratise le conformisme en lui ôtant ce qu’il avait, justement, de culturel : elle garde la peau et elle jette le fruit. Pour devenir planétaire, le conformisme a été contraint de se réduire à la peau du conformisme. Nous touchons là un fait extrêment suggestif, qui consonne avec certaines analyses de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique : le conformisme n’est plus une affaire de classe sociale, donc n’est plus une façon de se distinguer (renvoyons ici, au concept bourdieusien de “ distinction ”), donc de s’opposer à d’autres classes, de marquer sa supériorité, il est l’affaire de toute l’humanité en étant devenu un conformisme planétaire de type égalitaire. Le conformisme s’est retourné : il n’impose plus de se distinguer, la distinction, il impose de ressembler, le clonage. Les différences de classe étaient des différences d’intériorité : un aristocrate n’est pas, intérieurement, un bourgeois (hétéroanthropie qui fut, du Bourgeois gentilhomme de Molière jusqu’à certaines réflexions de Tocqueville en passant par les romans de Balzac, une source continue d’interrogation littéraire) qui n’est pas, non plus, un paysan (Maurice Barrès a su saisir par l’écriture cette différence de l’intériorité paysanne) ni un ouvrier (lorsque Karl Marx analyse le processus par lequel chez l’ouvrier l’animal devient humain et l’humain devient animal, il exhibe cette différence de l’intériorité ouvrière). Aristocrate, bourgeois, paysan et ouvrier sont des formes d’humanité aux intériorités différentes. Or, les êtres humains sont désormais – et ce planétairement – usinés par les industries du divertissement : les différences de fortune, de rang social, ne correspondent plus à des différences d’intériorité (la presse people exploite cette égalisation : les plus riches sont travaillés les mêmes passions que les plus pauvres, par exemple le football, la sexualité et la consommation de divertissements). Avec ce constat, nous butons contre l’extrémité de la sécularisation : le vieux rêve chrétien d’identité profonde des hommes derrière les différences d’apparence passe en perdant son contenu religieux dans le siècle en devenant une identité des intériorités, mais non tournées vers le salut, simplement remplie par la camelote inconsistante du divertissement industriel. L’actualité du conformisme se résume en ceci: la fin de la différence des intériorités. 

 

 

Conformisme : aux obsèques il est devenu fréquent, sans que personne n’éclate de rire devant pareille scène comique, que le prêtre, à la demande de l’entourage du défunt, branche une chaine hi-fi afin de faire entendre le Top 50, ou le hit parade du trépassé. La radio nous suit jusqu’à notre cercueil  – à l’énoncé de Victor Hugo “ l’œil était dans la tombe et regardait Caïn ”, il convient d’en substituer un autre: le flux continu du show-business, du divertissement radio-télévisé, cd-dvdisé, pénètre dans nos cercueil et nos tombes. Le CD est la nouvelle extrême-onction ! Madonna était dans la tombe et divertissait Dupont ! Originairement de classe, donc laissant une altérité (certes honnie, ou plus simplement méprisée) en dehors de soi, le conformisme s’est, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, répandu à tous ; mais, en devenant doxocratique, le conformisme s’est vidé de tout contenu (en résonance avec  l’ “ ère du vide ”, selon le concept du philosophe Gilles Lipovetsky) de telle sorte que le conformisme s’identifie avec sa peau. Le conformisme contemporain : l’effacement de la différence non des extériorités mais des intériorités entre les hommes. 

La doxocratie repose sur l’effacement de la différence entre l’extériorité et l’intériorité (différence qui est au fondement de l’apparition, sans laquelle l’apparition demeure impossible). Les reality-shows existent pour contrôler que l’intériorité de chacun est bien conforme à l’extériorité de tous ; ils servent à évaluer la productivité des industries du divertissement. Il est donc possible – et sans doute même indispensable dès lors que nous anime l’intention d’ouvrir d’autres perspectives à l’humanité que le couple doxocratie-conformisme qui l’enferme actuellement – de réconcilier art et politique. Mais dans un renouvellement complet de leur articulation. A quoi bon l’art ? Le sens politique se tire du constat qui suit : l’art suscite l’apparition. L’art est par suite bon à construire les bases de la démocratie, dans une perspective anti-apocalyptique ; à refaire de l’intériorité, puisque le conformisme technologique l’a détruite, à refaire une différence des intériorités. Bref, à refaire de l’apparition, faire-refaire des personnes.