Agnes Darqent
Échappée solitaire
par Robert Redeker
Enfourcher un vélo pour parcourir des centaines de kilomètres, à longueur d'année, à longueur de vie, incite à penser. Le livre d'Agnès Dargent - une sorte de récit méditatif produit à la faveur de la pédalée obstinée - prend une place toute singulière dans la galerie fournie des ouvrages issus des noces fécondes de la littérature et du cyclisme.
L'auteur ne pratique pas la compétition cycliste, elle ne se penche pas sur l'histoire des grandes courses, elle ne collectionne pas la mémoire de ses exploits, non, elle vit quotidiennement une singulière ascèse vé-locipédique dont les fruits existentiels (la modification de sa sensibilité, l'approfondissement de son regard sur les choses et les êtres) et littéraires sont étonnants. “Échappée” est à la fois le titre du livre et le nom de baptême de cette drôle de vie, comparée par Agnès Dargent à celle d'Angèle de Foligno qui implora Dieu de lui accorder la mort de son mari et de ses enfants pour pouvoir “s'échapper” de toutes les attaches et répondre à un étrange appel. Le livre fourmille de rencontres, le plus souvent silencieuses, avec des personnes échappées de la vie ordinaire. Le rapprochement entre la vie cycliste et la vie érémitique ne cesse tout au long des pages d'être suggéré.
Arc-bouté sur sa machine, muré dans le silence, son corps seul avec son corps, sa pensée seule avec sa pensée, le cycliste est tout à la fois plus au-dehors et plus au-dedans du monde que les autres humains. Glissant à travers la nature, les villages, les villes, Agnès Dargent fait, centaines de kilomètres après centaines de kilomètres, l'expérience d'une transmutation de son regard sur le monde comme si la bicyclette était le creuset d'un alchimiste : tout se passe comme si, pour l'auteur, la vie avec ses drames innombrables n'était acceptable que parce que la pédalée ininterrompue permettait d'en supporter la cruelle innocence. Les ombres qui habitent l'imagination, morts d'hier ou d'avant-hier, souvenirs enterrés, reprennent vie. Grave et innocente, comme la vie, telle est devenue, à force de faire du vélo, l'âme d'Agnès Dargent. La bicyclette permet de convertir le désespoir en sérénité, elle permet de scruter la laideur de la condition humaine parce qu'elle la transfigure en tendresse, elle permet de contempler la beauté mortuaire de la nature, où le mort et le vif ne cessent de s'entredévorer.
Ni roman, ni récit, “Échapée” est une chronique vagabonde exprimée dans une langue magnifique de rigueur, de simplicité et de précision sur le
monde, les hommes, les villages avec leurs foires et leurs cafés où parfois l'on s'arrête, les montagnes, les forêts, les bêtes, les hérissons écrasés devenus bogues de châtaignes, le temps qu'il fait, vus depuis une bicyclette. Le lien entre la pratique de la bicyclette et l'art d'écrire se révèle très intime. En effet, les pages de ce livre sont le suaire où vient s'imprimer l'authenticité de l'expérience de l'auteur. Chaque ligne de cet ouvrage est comme chaque coup de pédale sur les routes qui longent la vie, qui longent la mort, chaque ligne est à la fois une ligne de mort et une ligne de vie.
Agnès Dargent: “Échappée”, Cheyne éditeur, Chambon-sur-Lignon, 2000, 155 pages. Prix: 155 FF.