Défense de Spinoza.
Par Robert Redeker
Le Figaro Littéraire, 3 novembre 2022.
Qui parmi les philosophes, aura été autant haï que Spinoza? Au point que son nom sonnera comme une insulte, que son système sera tenu pour celui du Diable! Socrate peut-être, condamné à mort par la démocratie? Au point qu'Hermann Cohen voit en lui, en 1915, un « mauvais démon » dont «la haine vengeresse des juifs » continue « d'empoisonner l'atmosphère ». Sans oublier Malebranche épinglant « le misérable Spinoza »! Au point que Heidegger l'ignore, en plus de 100 volumes, presque totalement. Qui aura plus fasciné que Spinoza? Au point d'être universellement identifié avec l'idéal de sagesse. Au point d'etre récupéré par Jes uns et les autres, souvent au prix de la trahison. Au point que Hegel a pu écrire : « Ou le spinozisme, ou pas de philosophie du tout. »
La haine cache l’effroi: Spinoza panique ses confrères, ses lecteurs, le peuple, et les autorités. Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face, aurait dit Héraclite; Spinoza installe sous les yeux des hommes ce dont ils répugnent à soutenir la vue, la béance au-dessus de laquelle ils édifient leur moi et leurs sociétés. Il ouvre un gouffre sous leurs pieds, qui engloutit l'édifice, à la fois théologique, politique, et psychologique, qui soutient leur vie! Ils se mettent à lire pinoza, et tout chavire. Comme un vertige, tout bascule, Dieu? La Bible? La religion? Le bien et le mal, le juste et l'injuste, le beau et y laid? L'Etat, Le sujet, le moi ? le je ? La liberté ? Plus rien de tout cela ne reste debout. L'intuition de base du spinozisme, Deus sive Natura, « Dieu c'est-à-dire la Nature » qui implique la nécessité infaillible, renvoie toutes ces instances au statut d'illusions, matrices de servitude.
Sot pourtant serait celui qui le rabattrait sur du nihilisme. Spinoza reconstruit un chemin parmi ces ruines. À la fabrique de son oeuvre affluent des courants contradictoires qui s’entrelacent pour donner naissance à la plus singulière des philosophies : matérialisme épicurien, cartéstanisme, stoïcisme, kabbale juive, christianisme, panthéisme. Pour Léon Brunschvicg. la pensée de Spinoza a « été formée par les philosophes juifs du Moyen Age», Malmonide et Crescas. En quête de la vérité et de la béatitude, il attaque les illusions de l'humanité à leur racine, qui tiennent à l'angoisse de l'homme, à sa soumission aux passions et à l'imagination, bref à sa servitude, à sa tendance à attribuer à toutes les réalités, en particuller Dieu et la nature, ce qu'il crolt savoir de lul même. Principalement la finalité - agir en vue d'une fin - et par suite le libre arbitre. Spinoza anéantit par avance le moi moderne et son mirage de liberté - d'où l'hostilité des Lumières. D'apparence athée, destructeur de foi, ce refus de l'anthropomorphisme est pourtant assez proche de certains mystiques, tel Maître Eckhart, et de la théologie négative. II est clair cependant que Spinoza travaille à une double destitution « détrôner Dieu », « détrôner l'homme ».
Aussi répandue que la haine, la fascination pour Spinoza s'explique par la tournure de son maitre livre, L'Éthique, achevé en 1648. Ce texte, qui enveloppe et résout systématiquement tous les problèmes philosophiques connus, est un diamant pur transi de lumière, différent de tout autre ouvrage de philosophie. La pensée s'y déploie sur le patron des livres de mathématiques. Autrement dit : sur le modèle de la nature et de Dieu. Elle semble jetée dans le mêmé moule que les Éléments d'Euclide. Elle avance à coups de définitions, d'axiomes, de démonstrations, de corollaires, et de scolies. Une logique aussi imperturbable qu'implacable, à l'instar de la nécessité universelle dont son auteur se fait le héraut, le guide. « More geometrico», en «mode géométrique» - avec cette formule claque le mot d'ordre de Spinoza. Lui obéissant, et se soumettant par la même à la nature et à Dieu, Il Invente une nouvelle manière de philosopher dont la pureté et la radicalité saisissent.
Abstrait, Spinoza? Ce serait oublier sa question directrice ; « Comment vivre? ». Spinoza est, pour parler avec Deleuze, un « philosophe pratique ». Le lien entre la pensée et la vie, sous le règne du « more geometrico », revient à un anneau de Moebius : l'une n'est pas le dehors de l'autre, et inversement. Qui glisse son doigt sur un pareil anneau se rend compte de l'artifice des notions de dehors et de dedans. Cette solidarité s'explique : Spinoza répute l'Ame et le corps comme la même chose saisie sous deux attributs différents. Plus qu'une méthode de penser, cette mathématique est également une méthode de vie : Il faut régler sa vie «more geometrico», par les mêmes voies que l'on règle sa pensée. Cet Impératif, contre-Intuitif pour le moi contemporain qui confond la liberté avec le caprice, exprime la condition de possibilité de la liberté et de la béatitu de. Cette nouvelle manière de philosopher est indissolublement une nouvelle manière de vivre.
La «Plélade» offre cet automne aux affamés de lecture et aux assoiffés de pensée l'occasion de redécouvrir ce philosophe. De le suivre derechef comme si son œuvre venait d'être écrite ce matin même. Ne le réduisons pas à un «isme» : matérialisme, athéisme, panthéisme, de facto faux, ni à un avant-coureur de quelque autre philosophe ventriloqué en prophète, Marx, Nietzsche, ou Freud; ces facilités empéchent la vraie lecture. Confectionnée sous la tutelle du plus fameux spinozien actuel, Bernard Pautrat, cette édition procure un Spinoza pour le XXIe siècle. Contralrement à la promesse des marchands de soupe du développement personnel qui le griment en coach de bien-étre, difficile et périlleuse sera la traversée de son œuvre. A son terme, elle accostera à la béatitude - « l'amour intellectuel de Dieu » vrai but de la philosophie. A ce moment-là seulement, le droit de juger Spinoza de se séparer de lul ou de le rejeter aura été mérité. Par la vertu de La difficulté, entre dol et éblouissements, défaites et résurrections le lecteur contemporain aura tout au long de ces pages, fait l’expérience même de la pensée. La plus précieuse des expériences.