Liée à l’esclavage, marqué dans nos mentalités par l’imaginaire de la Case de l’Oncle Tom, le phénomène historique de la traite des noirs fascine autant qu’il repousse, à cause de sa monstruosité. Un écran de culpabilité empêche, bien souvent, de s’en faire une appréciation juste – dans l’ordre de la connaissance, il s’agit toujours de suivre l’impératif spinoziste de la dépathologisation (ni rire, ni pleurer, mais comprendre). Historien de renommée internationale, membre de l’Institut Universitaire de France, Olivier Pétré-Grenouilleau, avec Les Traites négrières propose au lecteur (dans la prestigieuse “ Bibliothèque des Histoires ”, chez Gallimard) un ouvrage décisif, destiné à devenir un classique. Faisant œuvre “ d’histoire globale ”, Pétré-Grenouilleau inscrit la traite dans ce que Braudel aurait appelé “ la longue durée ” donnant les clefs d’une compréhension plus sereine de ce phénomène.
La traite est un commerce supposant des producteurs, des consommateurs, des circuits d’approvisionnement et de transport, autrement dit une logistique appropriée. Elle suppose également un arsenal de légitimations idéologiques ; ainsi, l’Islam (par exemple à travers Al Farabi) identifia dans les noirs des populations soumises au Djihad, donc réductibles à l’esclavage. Pendant longtemps exista un esclavage sans traite organisée, comme dans l’Egypte antique, où se rencontraient pourtant des esclaves noirs. De fait, l’esclavage a constitué la norme dans la plupart des sociétés humaines ; sa déconsidération (probablement liée au christianisme) et son abolition (phénomène exclusivement occidental, issu des valeurs proprement européennes) font plutôt figure d’exception.
Fernand Braudel l’avait déjà dit, “ la traite négrière n’a pas été une invention diabolique de l’Europe ”. Historiquement la traite des noirs est une invention du monde arabo- musulman. Commencées dès le VIIème siècle, les traites orientales ont été la cause de la déportation de millions de personnes dans des conditions d’horreur n’ayant rien à envier à la traite transatlantique européenne (XVIème-XIXème siècle). Signalé avec force par Bernard Lewis, ce versant arabo-musulman des traites négrières n’est en général que peu étudié, en partie à cause d’une certaine bien-pensance autoculpabilsante des opinions occidentales; en insistant sur cet aspect, Pétré-Grenouilleau pose les bases de chantiers féconds pour les historiens à venir. Du côté de Bassora par exemple, du temps de l’Empire abbasside, des dizaines de milliers d’esclaves noirs furent contraints d’assécher les marais, battus, fouettés, affamés, impaludés, mourant comme des insectes. Page sanguinaire de l’histoire de l’Islam, la révolte de ces esclaves – les Zandj – aurait, à cause de la répression qui s’abattit sur elle, fait entre 500000 et 2500000 victimes. Le Sahara peut être considéré, du point de vue du transport des esclaves, comme un équivalent de l’Atlantique.
L’histoire des traites occidentales est mieux connue. Pétré-Grenouilleau en détaille les rouages, les ralentissements (les moments de guerre maritime entraînaient une pause dans cet odieux commerce) et les coups d’accélérateur. L’ouverture de l’Europe sur le grand large, sur l’autre-côté de l’Atlantique qu’il fallut mettre en valeur économiquement, servit de point de départ à la traite, qui résulte d’un engrenage dont notre historien établit qu’il n’était pas une nécessité. Les choses auraient très bien pu se passer autrement – nous trouvons là, contre le réductionnisme marxiste, un exemple du non-déterminisme de l’histoire. On doit distinguer trois phases dans cette traite occidentale : l’essor, l’apogée et l’illégalité (peu à peu interdite par tous les pays occidentaux au XIXème siècle, cette traite n’en subsista pas moins un certain temps). Pétré-Grenouilleau retrace l’histoire, compliquée, de l’abolitionnisme pour rendre compte de la très progressive sortie du système de la traite. Pionnière, l’Angleterre interdit la traite en 1807. “ Le projet abolitionniste a été pensé et élaboré au sein du monde occidental ” - les autres aires culturelles n’ont jamais développé de pensée abolitionniste. Il convient de chercher loin dans la culture de l’Europe les sources de cet abolitionnisme, qui ont été mises entre parenthèses au XVIIème siècle ; l’abolitionnisme n’est donc un phénomène ni superficiel ni de circonstance (au contraire de ce qu’en postule l’économisme marxiste), mais plutôt un phénomène attenant à l’essence spirituelle de l’Europe. D’ailleurs l’abolitionnisme (de la traite et de l’esclavage) a été ressenti dans le monde musulman comme une idée occidentale, proche d’un véritable colonialisme culturel. Dans ce cadre, Pétré-Grenouilleau épingle un phénomène paradoxal : “ Partout la traite recula avec la colonisation. Parfois même elle refleurit temporairement avec le départ des colonisateurs ”. Dans les années 1840, la présence française en Algérie et l’interdiction conséquente de l’esclavage au Maghreb contraint la confrérie arabo-berbère senoussite, spécialisée dans la traite et dans l’esclavage, à quitter les zones atteintes par la colonisation. Dans le débat contemporain sur l’évaluation de la colonisation, il apparaît que l’un de ses aspects positifs a été la disparition de la traite des noirs et de l’esclavage.
N’oublions pas la traite interne à l’Afrique. C’est bien en effet parce que de nombreuses sociétés africaines étaient esclavagistes que les traites musulmanes puis européennes purent s’enraciner et prendre l’ampleur que chacun connaît. Selon notre historien, l’Afrique noire n’a pas seulement été victime de la traite, elle en a été aussi “ l’un de ses principaux acteurs ”. L’Afrique noire produisait des captifs, à usage interne d’abord puis, pour la vente aux traites sahariennes et atlantiques.
Qu’est-ce que la traite des noirs ? Un phénomène plus complexe qu’on ne le croit généralement. Plus complexe historiquement. La participation européenne à ce commerce constitue une parenthèse : elle a débuté avant, continué (dans les pays arabo-musulmans) bien après l’abolition de la traite occidentale, et vraisemblablement se poursuit dans certains Etats. Plus complexe structurellement. La traite des noirs n’a pu se développer que parce que nombre de sociétés africaines étaient déjà esclavagistes, réservaient une partie de leur butin humain, et parfois même de leur population, à la revente. Couronné par un prix prestigieux – celui du meilleur livre d’histoire, décerné par le Sénat français – l’ouvrage de Pétré-Grenouilleau, abusivement critiqué par des comités mémoriels ne comportant aucun chercheur ou historien de haut vol (ce qu’est, à l’inverse, l’auteur de ce livre) - fournit le modèle d’un travail d’historien, dépathologisé : éclairant le passé, le rendant à sa complexité, sans se laisser prendre par les passions de l’heure présente, toujours simplificatrices.